Vendredi 21 février – Galle

Une nuit royale ! Le lit aurait suffi à cette illusion, mais c'est surtout ce qu'il n'y avait pas qui a contribué à la réussite de ce divin sommeil : le bruit. Rien, que dalle, nada, aucun bruit parasite n'est venu déranger la quiétude dont nous avions besoin. Seuls quelques oiseaux au chant mélodieux et les petits écureuils surexcités au cri aigu sont venus combler le vide du petit matin. Je me suis pris pour Blanche-Neige quand tous ses amis de la forêt viennent lui faire la fête !

Comme prévu, nous nous rendons au Café Français. Les brioches sont toujours là, impatientes de nous faire plaisir. Nous commandons les petits-déjeuners qui sont relativement plus chers que ce que nous mangeons d'habitude, mais nous sommes dans une phase ''faisons-nous plaisir''.
Le serveur, aux petits soins avec nous, revient avec une théière fumante et pour chacun une tranche de brioche grillée et sèche assez fine et un bout de baguette, accompagnés de beurre et de confiture. La déception est d'autant plus grande que la brioche ne répond pas du tout à nos attentes. Ça nous apprendra, rien ne vaut un bon curd ou un roti aux fruits.

Nous quittons le confort de l'enceinte pour nous plonger dans le tumulte citadin. Ici comme ailleurs, il faut savoir courir pour traverser la rue, se répéter qu'aucun véhicule ne tentera de nous éviter et deviner rapidement les réactions des chauffeurs.
Je me demande si les policiers gantés de blanc, postés aux rares passages pour piétons sont conscients de l'incroyable boulot qu'ils font.

Nous cherchons le dutch market, le fameux marché hollandais qui fournit de magnifiques légumes. Nous demandons la route à un homme qui nous indique le marché aux poissons, ce qui fait également une belle destination. Un peu plus loin une autre personne nous aborde en nous demandant si nous cherchons des épices. Mais quel devin, Fanny est justement venue pour ça.
Une petite boutique est sise juste en face du marché aux poissons. Nous sommes jovialement accueillis et commençons notre dégustation. Poivre blanc et noir, cannelle, masala, curry, cardamome, clou de girofle, muscade... Nous écrasons, sentons, goûtons et finalement achetons au brave commerçant quelques-unes de ses épices qui vont combler les vides dans nos sacs.
La balade se poursuit sous le cagnard, et nous trouvons enfin le fameux marché hollandais. Une vieille bâtisse à arcades qui fête ses 300 ans protège les kiosques de légumes. Ceux-ci viennent presque tous de la région des montagnes, entre Nuwara Eliya et Ella. Nous avions admiré de la fenêtre de nos trains, les très nombreux jardins en escalier dans cette région. Des centaines de petits cultivateurs y ont déployé des trésors d'ingéniosité pour l'irrigation et la culture sur planche. Ils approvisionnent ainsi une grande partie de l'île puisque cette région bénéficie du climat idéal.

La générosité de la terre est sublimée par le souci du détail de présentation des produits. Si un peu partout l'environnement et la propreté générale sont bâclés, dans n'importe quel marché, les légumes et les fruits sont parfaitement rangés.
Alignés ou empilés, ils attirent l'œil du chaland par le mélange harmonieux des couleurs et des formes. Absolument tout, même et surtout ce que nous ne connaissons pas, donne envie d'être acheté et consommé.
De la plus petite mamie avec ses trois poireaux et six patates au plus inventif des marchands, c'est propre et appétissant.
Je demande quelques renseignements sur tel ou tel légume que nous voyons souvent et dont je ne sais rien. Le haricot ailé (ou pois carré), la margose (ou concombre amer, une courge qui possède autant de noms différents que de pustules sur sa peau), le haricot-kilomètre rouge, racine de manioc, patate douce jaune, feuilles de bétel, noix d'arec, aubergines sont autant de ravissement pour les yeux. Les gens se laissent volontiers prendre en photo. Je demande en faisant un geste et ils me répondent en dodelinant de droite à gauche ce qui veut dire oui...

Au sortir du marché, des odeurs et un petit kiosque d'épices nous attirent. Le vendeur nous conte la pomme, ses épices sont les meilleurs, les plus belles, les moins chers, etc. De fait, ses épices sentent très bon, probablement le même grossiste que tous les autres. Mais lorsqu'il me parle de prix, je soulève le sourcil gauche, signe d'un intérêt non feint. Quarante roupies les 100 grammes de poivre blanc ? Impossible, partout ailleurs c'est au minimum 120 à 160 roupies ! Il y a sûrement une arnaque quelque part, soit ses épices sont éventées soit les autres nous on vu arriver de loin. Je goûte aux grains de poivre blanc. Le même délicieux feu se déclenche sur ma langue, sa cannelle est toute aussi sucrée et parfumée que les autres, sa cardamome embaume, ses gousses de vanille sont grasses et gavées de graines, visiblement, il offre la même qualité.
Il voit notre sac et nous demande si nous avons acheté les épices au marché aux poissons. Nous acquiesçons et il nous demande le prix. Malaise. Son assistant nous dit que nous pouvons retourner là-bas et nous faire rembourser. Je ne suis vraiment pas chaud à cette idée, mais c'est vrai que la question se pose. Pour faire bonne mesure je lui achète 200 grammes de poivre blanc, et dois me convaincre que j'ai suffisamment d'épices pour les deux prochaines années.

Je veux retourner au marché aux poissons, faire quelques photos. Les demies têtes de mérous ont le sourire figé, les moitiés de corps de thon présentent une chair rouge appétissante, les barracudas attendent patiemment leur tour sur la grille du barbecue, ça frétille et ça sent encore le bleu de l'océan.

En faisant le tour, nous tombons bien évidemment sur un rabatteur qui nous invite à aller visiter le magasin d'épices le moins cher en ville. Soit ces gens n'ont aucune mémoire visuelle, soit ils nous prennent pour des pigeons de calibre international.
Nous le suivons et lorsque ils me disent les prix, je leur réponds que c'est bien trop cher et que je connais un endroit où les prix sont plus intéressants. Bla bla du vendeur, qualité médiocre, durée de vie limitée, épices importées... Je lui demande alors si, contre le retour de ma marchandise toujours enfermée dans mon sac en plastique, il accepte de me rembourser. Il me dit que c'est impossible puisque je n'ai pas acheté les épices dans son magasin. Je sors donc un petit sac de cannelle scellé avec son nom et son adresse écrite sur un carton. Difficile de faire plus probant comme preuve. Mais il me dit que c'est toujours impossible, car le vendeur n'est pas là et que seul lui peut s'assurer de la véracité de mes propos et il s'en va. André me tire par la manche en me disant que ça risque de mal finir. Moi, je commence sentir monter l'adrénaline, je me sens bien.
Je tends mon sac à un autre vendeur en lui demandant s'il peut me remettre mon argent, et que je pourrais bien me poster au coin de la rue en informant les prochains touristes que sa boutique est une arnaque et qu'un vendeur moins cher se trouve à quelques pas de là. La chaleur n'aide pas à conserver son sang-froid, la pression monte un peu, les filles ont pris de la distance et je sens ma manche se déformer. Mon t-shirt n'avait déjà plus de formes...
À dix mètres, je repère un jeune en polo noir qui me surveille du coin de son œil mauvais. Je me dis que je tenterais de prévenir des touristes si j'en vois et que peut-être un avis via internet fera aussi le boulot. Je lance un dernier sourire plein de dents à mes interlocuteurs qui sont un peu plus nombreux en leur disant que ce n'est pas correct et que leur réputation allait en pâtir, puis m'éloigne de la zone d'inconfort. Mon cœur bat plus vite, mon sang est bouillant et je vois le polo noir aux yeux rouges nous suivre on ne peut plus discrètement à quelques mètres de nous. Je n'en dis rien à personne, inutile de créer de la panique. De toute façon, je sais où sont les policiers.

Au passage, nous visitons la boutique Laksala, qui est une chaîne de magasins d'artisanat gérés par l'état. L'air y est frais, je propose à la gardienne de la remplacer pour la journée et lui dis de rentrer se reposer. La tension accumulée ces dernières minutes s'estompe au fur et à mesure que la climatisation prodigue ses bienfaits.
Finalement bien que plus volumineux, ce Laksala propose exactement les mêmes produits que dans les autres succursales, un peu trop touristico/souvenir pour nous. Je sais, ça fait snob, mais je préfère investir dans une seule très belle pièce que dans des porte-clés en forme de Ceylan, des éléphants en bougie ou un mini Sri Pada dans une boule de verre pleine de neige. Mais il y a la climatisation, et ça, c'est un argument incontournable pour faire semblant de fouiller quelques minutes dans le fatras de tissu du premier étage. Nous disons au revoir à la souriante gardienne, et je réitère ma proposition de la renvoyer à la maison, je crois qu'elle m'adore.

De retour vers le Fort, nous passons à côté de l'immense terrain international de cricket et longeons un terrain vague qui doit recouvrir les anciennes douves construites par les Anglais. De la musique et une agitation anormale par cette température, attirent notre attention. Des dizaines de jeunes garçons vêtus de leur uniforme blanc participent à une activité de construction de cabanes. Ils sont super fiers de nous montrer leurs réalisations et s'empressent de se présenter et de nous demander d'où nous venons. Le mot Canada déclenche invariablement des Ohhh de surprise. Même si la plupart ne savent pas où se trouve le plusse beau pays du monde, l'absence de l'unifolié comparé à l'affluence du tricolore bleu, blanc et rouge fait toujours lever les sourcils. C'est vrai que le Sri Lanka est un petit plus loin et plus compliqué à voyager qu'un tout-inclus dans le Sud, et que les Français sont partout.

Les cahutes se suivent et ne se ressemblent pas. La cabane théière, la ''char d'assaut'', la traditionnelle en pisé ou la villa luxueuse avec micro lac avec fleurs de nénuphar, les adolescents débordent d'énergie et de créativité. Les murs sont des sacs de riz tendus sur une structure en bois et peints à l'aide de pinceaux en fibres de noix de coco.
Sur le gazon sont tracés des couloirs de course et un petit podium attend les plus valeureux. Courir avec cette chaleur devrait de toute façon récompenser tous les participants !

Dans une ruelle du Fort, nous croisons un visage qui ne nous est pas inconnu. Nous mettons quelques secondes à réagir et je mettrais plusieurs minutes à me rappeler qui est cette jeune fille expressive. Marie-Ève que nous ne croisons que dans les aéroports, à Cuba ou dans cette ruelle du bout du monde est notre 4 ou 5e compatriote rencontrée pendant notre séjour. Nous passerons le reste de la journée avec elle, et elle prendra le train demain avec Fanny et Tiphaine.

Le repas de midi sera pris sur la terrasse avec vue sur les toits, la mosquée et le phare chez Mamas Galle. Nous découvrons encore de nouveaux mets et nous en régalons. Le reste de ce début d'après-midi sera consacré au magasinage, nous craquerons pour des masques en bois chez Suthuvili et une belle longueur de ce splendide tissu jaune soleil chez Barefoot.

Tout le monde rentre, faire une sieste, finir sa lecture ou tout simplement s'isoler un peu. J'irais seul avec mon appareil photo à la découverte des remparts Est. Sourirais beaucoup à des dizaines d'écoliers, m'assiérais en regardant des enfants, vêtus de leur uniforme un peu moins blanc, se baigner sur la petite plage en contrebas du phare.

Répondrais encore et toujours à la sempiternelle question de mon pays de provenance. Remonterais la rue vers le nord, en admirant l'architecture coloniale et les joueurs de cricket sur une grande place où je trouverais par hasard la cachette des balais de sorcières sous un figuier séculaire. Je quitterais le Fort en franchissant la Vieille Porte surmontée du sigle VOC, (Vereenigde Ooste Indishe Compagnie) pour Compagnie unie des Indes Orientales que les Hollandais avaient créée en 1602, pour le commerce des épices.
De l'autre côté de cette porte, un autre écusson porte la mention Dieu et mon Droit la devise de la monarchie britannique, entourée d'un lion couronné et d'une licorne.
Sur le quai voisin, quelques hommes pêchent et se racontent les derniers potins de cette belle fin de journée dorée. Deux enfants courent et jouent à se faire peur en sautant dans l'eau dans une ronde effrénée qui devrait les mener tout droit chez le marchand de sable dans peu de temps.
Se perdre dans les ruelles du Fort est délicieux et, rapidement, le plan simple de cette toute petite bourgade est imprimé dans le cerveau.

Galle est une vraie parenthèse heureuse dans ce voyage. C'est le seul endroit où l'on retrouve une logique architecturale, un ensemble cohérent de maisons, une structure plus conventionnelle à nos yeux occidentaux. Ailleurs, les maisons sont construites au bon vouloir de l'architecte ou du propriétaire. Les ajouts peuvent être nombreux et ne ressembler à rien, il n'y a aucune unité, ni volonté d'en avoir une. Galle est un repos oculaire en plus d'être une pause auditive. Finalement, la malencontreuse mésaventure de la nuit à Mirissa nous aura permis de découvrir une ville où nous avions prévu de ne rester qu'une seule journée, sans les filles qui auraient dû monter à Negombo.
Au voleur qui finira le crâne éclaté sous une noix de coco vengeresse, nous disons merci !

Un souper dans un restaurant splendide nous fera encore une fois constater que le prix payé n'est souvent pas synonyme de plaisir gustatif.
Que l'on me donne une table graisseuse, un néon tremblotant et deux hachoirs à kottu roti !
 
La cachette des balais des sorcières de Galle
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