ÎLE DE LA PALMA
Cinquième et ultime étape de notre virée canarienne, il flotte à La Palma une atmosphère paisible, presque endormie, comme si l’île entière s’accordait une longue sieste après un festin trop copieux. Les petites routes serpentent entre bananiers et falaises vertigineuses, les maisons colorées s’agrippent aux flancs escarpés, les vieux villages colonisent le moindre recoin praticable. Tout ici respire la tranquillité.
La cadette (avec El Hierro) de la famille Canaries, affiche à peine deux millions d'années au compteur, et une fougue de benjamine loin d’être apaisée.
L'île a connu des éruptions violentes il y a peu, et une menace catastrophique pèse encore sur ses épaules.
En 2021, le volcan Cumbre Vieja, dans la partie sud de l’île, est entré en éruption après plusieurs semaines de grondements. Pas une petite éruption folklorique pour faire de jolies photos au crépuscule – neunon, une vraie, massive, destructrice.
Évacuation en urgence de 7 000 personnes, routes coupées, 2 800 bâtiments engloutis et plus de 1 200 hectares de terre recouverts de lave. L’île a perdu une partie de son réseau routier et plusieurs quartiers entiers ont été rayés de la carte mais à récupéré un peu plus de 43 hectares sur l'océan. Le tout, sous les yeux du monde, médusé. Pour une fois, ce n’était pas pour ses paysages de rêve que l’île faisait la une, mais pour son réveil brutal.
Et depuis ? Le Cumbre Vieja s'est assoupi. Mais comme tous les volcans endormis, il ronfle fort. Il ne fait pas bon oublier qu’il reste l’un des volcans les plus actifs de l’archipel.
Et surtout, certains géologues évoquent un scénario cataclysmique – dont Netflix a tiré une mini-série : La Palma – une éruption massive, suivie d’un effondrement brutal d’une partie de l’île dans l’océan, pourrait déclencher un méga-tsunami capable de traverser l’Atlantique et de venir frapper les Caraïbes, les côtes américaines, et à peu près tout ce qui se trouve au bord d'une mer ou d’un océan quelconque.
Mais un détail, un peu plus rassurant, vient calmer les anxieux : les spécialistes estiment qu’une telle catastrophe n’interviendrait pas avant… dix mille ans. On a donc le temps de finir notre café.
Ici, on vit avec. On cultive les terrasses de bananiers au-dessus des anciennes coulées, on repeint les maisons, on sirote des cafés sur les miradors, et on regarde la mer avec un calme presque provocateur.
La Palma est une île sublime, intense, posée sur une cocotte-minute géologique.
De Tenerife à La Palma - De l’abordage matinal à la balade coloniale
Ultime matin à Tenerife.
Dans quelques heures, nous franchirons la coupée du dernier ferry de notre balade en Macaronésie.
En attendant, on prend le temps de regarder le ciel s’éclaircir et on suit la course des petits nuages joueurs.
Le vent s’est levé, le ciel est légèrement voilé, mais cela ne durera pas. Les îles de l’éternel printemps méritent amplement leur titre : ici, il ne fait jamais mauvais bien longtemps.
Nos sacs sont prêts depuis la veille. Il ne reste plus qu’à remplir le sac de course avec nos provisions, et à jeter en vrac les quelques babioles qui traînent. La voiture est chargée, pas de stress, on a le temps.
Mais à force de se répéter qu’on a le temps, celui-ci finit par nous prendre au mot et file comme si de rien n’était.
André me demande si ce ne serait pas le moment d’y aller.
Je regarde ma montre et sacre presque avec un accent québécois en ramassant les derniers sacs à la hâte. Il est grand temps de partir : le port est à 30 minutes de route, je dois abreuver la voiture avant de la rendre, et on n’a aucune idée où stationner une fois arrivés.
D’habitude, on a toujours une marge pour régler ces petites incertitudes, mais ce matin, cette marge s’amenuise à vue d’œil. Heureusement, la circulation est fluide, et nous arrivons à Los Cristianos avec près de 30 minutes d’avance sur l’heure de départ du bateau.
Enfin… sauf que je n’ai pas trouvé de station-service. Il faut faire un détour de 7 minutes, et l’embarquement ferme 15 minutes avant le départ. Ma marge est devenue une margette…
Inutile de préciser que je ne respecte aucune limitation de vitesse dans les quartiers chics de la ville.
Arrivés au port, je ne sais pas où laisser la voiture.
Un employé me dit de faire demi-tour et de chercher le parking public. Une fois la place trouvée, la voiture vidée, je demande à un touriste où se trouve le guichet CICAR, et nous partons en trottinant, équipés comme deux tortues Ninja, en direction des bateaux – bien trop loin à notre goût.
Calvaire : je me suis trompé de direction, c’est une impasse. Demi-tour.
Le trottinement devient petit galop. André me suit en haletant, et je ne suis guère plus vaillant. Une randonnée, c’est de l’endurance et l’éloge de la lenteur… mais là, on a un ferry qui ne va certainement pas nous attendre. Il est 9h15, on devrait déjà être à bord.
Je trouve enfin l’agence de location, balance les clés de la voiture à la dame en lui soufflant le numéro de la place, et me précipite vers un bateau… qui part pour La Gomera. Maudit.
Finalement, nous arrivons devant la coupée de notre ferry. Une barrière est déjà tirée, l’employée nous fait signe de passer à côté. Elle scanne nos passeports… rien. Tsé, quand ça ne veut pas.
Avec l’aide de ses collègues, elle finit par retrouver nos billets et nous fait signe de monter.
Affalés sur nos sièges, en sueur, à bout de souffle, le cœur battant à nous faire exploser la poitrine, nous prenons enfin le temps de réaliser que nous avons eu de la chance.
Pour ceux qui me connaissent bien, vous savez que ce genre d’aventure ne m’arrive JAMAIS ! Plutôt deux heures d’avance que cinq minutes de retard… sauf ce matin.
Enfin nos bagages déposés, je m’offre une balade de découverte du bateau et sors prendre l’air sur le pont tribord. Une dame chico-cheap se plante pile sous le panneau "Interdiction de fumer" pour allumer sa clope, toisant de son regard trop maquillé les touristes qui aimeraient juste respirer un peu d’air pur. Ambiance...
La traversée au large des côtes de La Gomera nous offre un paysage de côtes abruptes, où l’on a l’impression qu’aucune route n’a été construite. Pourtant, des villages s’accrochent dans les montagnes, signe évident qu’il y a de la vie ici. L’océan est calme, seule une houle régulière fait tanguer le bateau, histoire de donner un peu de relief à la traversée.
Nous arrivons à Santa Cruz de La Palma vers 12h30, avec une heure de retard. Mais peu importe : notre hébergement n’est libre qu’à partir de 15 heures.
Nous récupérons la voiture, la garons dans un parking souterrain, puis partons explorer le marché municipal.
Moins imposant que celui de Santa Cruz de Tenerife – il semble y avoir des Santa Cruz un peu partout – il propose néanmoins de très beaux fruits et légumes, et surtout un petit kiosque où l’on écrapoutit de la canne à sucre.
Le jus vert est extrait à l’aide d’un pressoir dans lequel mieux vaut ne pas laisser traîner ses doigts. Après un premier passage, le jeune homme ajoute quelques morceaux de citron vert, qu’il glisse entre deux morceaux de canne pour faire un petit sandwich acidulé. Il repasse le tout deux fois dans les rouleaux et remplit un récipient.
Quelques feuilles de menthe, un trait de rhum, et nous voilà avec deux mojitos que ne renieraient pas les habitués des bars havanais.
C’est chouette de prendre l’apéro au marché, mais il est temps d’aller manger.
Petite cafétéria dont les tables en terrasse sont posées sur une placette, autour d’une fontaine joyeusement couronnée d’une magnifique fougère… mais il n’y a pas de place.
Évidemment : un bateau de croisière de l’omniprésente compagnie TUI est amarré au port, et les croisiéristes ont envahi la ville.
Notre patience paie : une table se libère au bout de quelques minutes, et nous profitons enfin de la cuisine locale et fraîche de nos charmantes hôtesses.
Et cette petite ville ? Vraiment adorable.
C’est la première fois qu’on arrive directement dans une capitale où il fait bon rester. Avoir eu un passé opulent et l’avoir entretenu est un atout indéniable pour impressionner le visiteur.
- L'anecdote historico-piratesque
Fondée en 1493 par Alonso Fernández de Lugo, Santa Cruz de la Palma s’est rapidement imposée comme un carrefour maritime stratégique entre l’Europe et les Amériques. Au XVIᵉ siècle, elle connaît une prospérité fulgurante grâce au commerce transatlantique et à l’exportation de la canne à sucre. Elle devient même la première ville des Canaries – et l’une des rares au monde à l’époque – à accueillir une succursale de la Banque d’Anvers. Argent, marchandises, ambitions coloniales : tout transite par ici.
Mais forcément, cette opulence attire aussi les convoitises. En 1553, la ville est attaquée et pillée par le célèbre corsaire français François Le Clerc, surnommé Jambe de bois voire La terreur des Antilles. Il débarque avec sa flotte et sème la terreur dans les rues. On raconte qu’il met la ville à feu et à sang pendant plusieurs jours, n’épargnant ni les églises ni les entrepôts.Mais les palmeros ne se laissent pas faire. La ville se relève, se fortifie, construit des bastions et une série de canons pointés vers l’Atlantique – histoire de dire aux prochains que ça ne se passera pas aussi facilement. Lorsqu’en 1585 le corsaire Francis Drake tente sa chance, il est accueilli par une volée de boulets de canon et préfère aller voir ailleurs.Aujourd’hui, Santa Cruz de La Palma garde des traces visibles de ce passé mouvementé : des ruelles au tracé colonial, des balcons en bois sculpté qui débordent de fleurs, et cette ambiance fière et tranquille de ville qui a vu passer le pire, mais qui a tenu bon.
Les magnifiques maisons aux balcons en bois ouvragé, ornées de fleurs débordantes de vitalité, parsèment le front de mer et les ruelles de leurs couleurs éclatantes. Les pavés inégaux obligent à ralentir le pas et incitent à la curiosité.
Mais le ciel s’assombrit.
Au loin, sur l’océan désormais gris, de gros nuages s’approchent de notre petite île.
Il est temps de regagner la voiture et de faire quelques courses avant de rejoindre nos appartements.
La communication avec notre hôte est un peu floue, mais j’ai fini par obtenir les infos nécessaires pour trouver la porte 3 dans une petite résidence à dix minutes de Santa Cruz.
Chargés comme des mules grimpant les pentes du Teide lors de la construction du premier téléphérique, nous arrivons devant la porte de l’immeuble dans ce petit village de San Pedro.
Nous avons le code de la boîte contenant les clés, mais impossible d’ouvrir la porte d’entrée. Notre hôte est injoignable.
Dans son dernier message, il disait qu’il devait prendre un avion et serait momentanément indisponible. Je pensais qu’il avait délégué à quelqu’un la tâche de nous accueillir.
Eh bien non : nous voilà plantés comme deux perdus devant une porte verrouillée, sous une pluie qui commence à détremper les pavés.
Après quelques minutes, je décide de tenter le tout pour le tout. J’appuie sur une sonnette au hasard.
J’ai bien préparé et répété mon texte et le débite assez rapidement :
« Hola, olvidé mis llaves, ¿puedes abrirme la puerta, por favor? »
Alors soit tout le monde se fiche de la sécurité de l’immeuble, soit mon espagnol est plus convaincant que prévu, car la porte s’ouvre quasi instantanément.
Devant l’appartement 1B, la boîte s’ouvre avec le code que Francisco m’avait envoyé avant de décoller. Une vraie chance : il ne me recontacte que trois heures plus tard. On aurait trouvé le temps long sur ce palier peu accueillant.
La journée se termine ainsi, dans le confort d’un salon moderne au grand canapé, promesse d’un peu de repos avant les jours à venir.
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Dimanche 16 février
Virages, rhum et ex-votos dans le nord de l'île
Ce matin, un coin de ciel bleu nous annonce une journée radieuse.
Nous quittons San Pedro en direction du nord et de notre première halte : Playa de Nogales.
La route, qui s’enfonce dans les terres, repart vers la côte en une succession de virages. Nous passons sous des arches censées nous protéger des éboulements de falaise, puis longeons des précipices où la seule chance de survie en cas de sortie de route repose sur une maigre barrière en métal, fatiguée de son sort.
Mais la petite 208 jaune doré tient bien la route, et les pneus semblent gonflés à la bonne pression.
Nous empruntons une allée plus ou moins en bon état pour descendre quasiment à pic vers l’océan. Au bout de ce chemin, un grand parking accueille plusieurs camping-cars qui ont eu le bonheur de passer la nuit ici.
La vue, depuis ce belvédère, est impressionnante, mais nous décidons quand même d’emprunter le sentier qui descend jusqu’à la plage.
Des marches, une rambarde, une pente abrupte, quelques pauses pour admirer la vue et, un petit kilomètre plus loin, nous atteignons la plage de sable noir.
Les vagues viennent finir leur trépidante vie sur ces 450 mètres de sable fin, où le soleil commence à poindre.
Nous marchons dans le soupir océanique, seuls ou presque : quatre ou cinq personnes tout au plus sur ce grand espace. Le contraste avec les plages défigurées de Costa Adeje à Tenerife nous saute à la figure.
André, tout à son admiration, ne perçoit le danger que lorsqu’il est passé : il se retrouve les deux pieds dans une vague un peu plus vaillante que ses consœurs.
Il passera le reste de la journée en gougounes, équipement idéal pour la randonnée ou la marche rapide sur galets…
Après de longues minutes de contemplation, nous remontons le sentier et reprenons la route vers San Andrés, un tout petit village où il fait bon prendre un café au cœur de maisons colorées. Si la place à l'ombre des grands palmiers est un enchantement, malheureusement je crois que les deux garçons qui s’occupent du service ont passé une bien mauvaise nuit : il sera impossible d’en tirer l’ombre d’un sourire.
Au centre du village, l’église San Andrés Apóstol, fondée en 1515, fut l’une des premières bâties sur l’île par les conquérants espagnols. Les riches retables baroques brillent de mille feux sous un impressionnant plafond à caissons.
Sur un mur, une espèce de reliquaire avec des morceaux d’enfants. Enfin, ils doivent être en cire, j’imagine… Je ne sais pas à quoi sert cette offrande votive, mais j’aime à penser qu’une sorcière vaudou a pris possession du village et que c’est pourquoi mes deux serveurs font une tronche de six pieds de long.
Bon, j’ai fait mes recherches, comme ils disent, et cet ex-voto est effectivement composé de membres sculptés en cire et témoigne de la gratitude des croyants envers Saint Amaro, faiseur de miracles et ancêtre des kinés et ostéopathes, puisqu’il guérissait bras et jambes.
- L’anecdote historico-religieuse-superstitieuse.
Saint Amaro est une figure vénérée dans la tradition catholique, particulièrement en Espagne et au Portugal. Selon la légende, c’était un moine voyageur parti à la recherche du paradis terrestre. Il aurait aperçu un lieu céleste, inaccessible aux vivants, et à son retour, trois siècles s’étaient écoulés.
Ce mythe a renforcé son aura mystique et sa réputation de saint protecteur des voyageurs et des âmes égarées. Dans certaines régions, comme à La Palma, on lui attribue aussi des pouvoirs de guérison, notamment des membres malades ou blessés.
On lui rend hommage à travers des ex-votos en cire, représentant des bras, des jambes ou d’autres parties du corps. Ces offrandes, réalisées avec la cire des cierges de la paroisse, témoignent de la gratitude des fidèles pour les guérisons reçues — ou sollicitées. Une forme de médecine populaire et de foi bien vivante, à mi-chemin entre la tradition chrétienne et les rites plus anciens.
Tout autour de nous, un patchwork de parcelles où poussent des milliers de bananiers. Les méga-serres de Gran Canaria et Tenerife ont ici laissé la place à de petites exploitations à visage découvert, ce qui n’est peut-être pas mieux : on distingue facilement les sacs en plastique finir de pourrir à terre et, toujours, cette odeur âcre de produits chimiques.
Après, on se demande pourquoi on préférerait consommer bio… Ce qui, apparemment, ne semble pas une priorité pour nos gouvernements.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, il y a aussi quantité d’endroits immenses recouverts de plastique, d’où sortiront les millions de bananes envoyées vers le grand continent.
En attendant, nous continuons à nous extasier devant la diversité des paysages qui s’offrent à nous.
À peine cinq minutes de route nous séparent de Charco Azul, une splendide piscine d’eau de mer nichée sur la côte nord-est de La Palma, dans la commune de San Andrés y Sauces.
Ce complexe de piscines naturelles offre une expérience unique pour profiter de la mer en toute sécurité, grâce à ses bassins protégés des assauts de l’Atlantique.
Creusées dans la roche volcanique, ces piscines sont alimentées par l’eau de mer, formant des bassins aux teintes turquoise éclatantes. Le site comprend une grande piscine pour adultes, un bassin pour enfants au fond plat, une petite cascade, et une crique poétiquement nommée Charco de las Damas (le bassin des dames). Le contraste est saisissant entre le bleu intense de l’océan et le vert luxuriant de la végétation environnante.
Des machos un peu frileux se transforment soudain en dieux des flots lorsqu’une demoiselle en robe vaporeuse arrive devant les bassins. Les trois bombent le torse, font jaillir les muscles et se jettent à l’eau dans un ensemble aussi parfait que caricatural.
Pour notre part, la baignade devra attendre : nous avons encore un peu de route devant nous.
À peine deux minutes plus tard, nous nous arrêtons à l'une des plus anciennes distillerie de l'île : la Destilerías Aldea.
Fondée en 1936 par Don Manuel Quevedo, ancien maître rhumier à Cuba et Madère, elle est aujourd'hui dirigée par la quatrième génération de la famille Quevedo.
Si l’accueil est un peu raide, la dégustation de cinq rhums pour 8 euros (six rhums, en comptant le petit refill — finalement il n’est pas si bougon que ça) est un délice. Le problème, c’est de faire un choix…
Nous avons d’office écarté les liqueurs trop sucrées à base de banane, d’ananas ou de noix de coco pour nous concentrer sur du plus sérieux.
Deux rhums blancs, quatre rhums élevés en barrique, deux hors d’âge, deux ayant traversé l’Atlantique sur un voilier pour six mois de houle, et un dernier qui a refait le voyage — donc douze mois en barrique, balloté entre cacao, vanille et autres produits exotiques.
Argh…
Ce n’était pas prévu dans le budget, mais comment résister ?
Allez, on trouvera bien un moyen de caler les bouteilles dans nos sacs et de justifier nos dépenses en travaillant un peu plus. Ou en étant augmentés…
En poursuivant notre route, nous distinguons au loin un beau phare qui attise notre curiosité.
Le phare de Punta Cumplida ne se visite pas : il est devenu un hôtel de luxe avec piscine à débordement face à l’océan. Site privé.
Mais dans les airs, personne ne viendra m’attraper !
Nous grimpons dans la montagne et nous arrêtons à la cafétéria Jardin, un drôle d’endroit collé à une station-service, au menu économique et à la serveuse qui s’est cogné un orteil il y a cinq secondes — si je me fie à sa pauvre face. J’ose croire que nos sourires sont un peu contagieux : elle finit par en faire un. Timide, certes, mais elle est tellement plus jolie avec les zygomatiques en action…
Record battu : 15 euros pour deux repas, eau gazeuse et café compris. Ça compensera (un peu) notre visite à la distillerie.
Le Mirador de la Tosca nous offre une vue splendide sur la côte, qui s’estompe légèrement sous les embruns. Juste devant nous, des dragonniers des Canaries imposent leur silhouette originale dans ce paysage somptueux.
Je tente de trouver une miellerie, mais ne fais que me perdre sur de petites routes que seuls les habitants savent emprunter.
Le Mirador Cruz Castillo nous offre une pause bienvenue entre deux virages. Même si nous sommes rodés, depuis quelques semaines à virevolter d’un virage à l’autre — depuis Gran Canaria — nous allons crescendo dans le tournicotage…
Le belvédère offre une vue bien dégagée sur la pinède de Garafía, classée en réserve naturelle intégrale. En toile de fond, les montagnes s'étirent paresseusement, et au loin, on devine les dômes blancs de l’observatoire du Roque de los Muchachos qui pointent le bout de leur nez au-dessus de la crête, comme pour rappeler que même ici, la science veille au grain.
Quand ils ont construit la route LP-1, certains ingénieurs bien intentionnés ont voulu le faire disparaître pour améliorer la sécurité routière. Mais pour les habitants de Garafìa c'était hors de question et ils se sont battus, construisant même un mur autour du tronc du géant.
Résultat : l’arbre est toujours là, solidement campé sur son promontoire, entouré d’un petit mur protecteur comme une relique sacrée. Et pour clore l’histoire en beauté, il a même fini par se retrouver sur les armoiries de la commune. Un pin totem, en somme.
En attendant, la route continue de s'étendre telle une très longue un peu trop cuite.
Les pneus de notre voiture ne s’useront pas au centre, laisse-moi te dire !
Coup de volant à droite, à gauche, vitesse 2, 3, 2, 3, 4 — pas longtemps !
Ça redescend sec, ça remonte, ça tourne, ça couine sous le capot.
Le levier de vitesse est devenu le prolongement de mon bras, directement relié au cerveau et aux yeux.
Mon pied gauche claque comme un danseur de claquettes survolté, le volant tourne comme une barre de bateau fou pris dans une tempête. C’est aussi excitant que très fatigant.
Donc, interlude sous d’immenses pins, avec toujours cette vue dont nos rétines ne se lassent pas.
Garafía, sa rue, sa maison colorée, son vieux moulin abandonné… et son ostie de roche cachée dans une touffe d’herbe qui a failli mettre fin à cette journée.
Stationné sur un terre-plein, je termine ma photo du moulin de Marcelino, remballe le matériel et reprends le volant. Marche avant, et tout d’un coup, un gros grincement sous la voiture. Je pense d’abord à un rebord de route un peu trop élevé et tente un passage en force.
Le grincement se transforme en hurlement de détresse du bas de caisse… oups.
On sort de la voiture pour constater qu’un énorme caillou est planqué dans l’herbe et que la voiture est posée dessus. Si j’avance encore, on passera nos prochaines journées dans ce bled à attendre une dépanneuse.
Je passe donc la marche arrière après avoir débarqué mon passager, et force un peu, entendant ma pauvre Peugeot me supplier d’arrêter cette torture.
Finalement, je réussis à décrocher et à remettre la voiture sur ses quatre roues. À priori, pas de casse… de toute façon, la dernière heure de route vers notre appartement nous le dira vite.
À Las Tricias, une affiche annonçant un marché d’artisans attire notre curiosité. En prime, les prairies alentour sont magnifiquement ornées de moutarde, ponctuées d’amandiers en fleurs et de quelques touches de mauve.
Deux artistes jongleurs ne savent plus trop s’ils doivent d’abord finir leurs énièmes grosses bières ou ramasser quelques sous en tentant de s’envoyer des cerceaux et surtout de les rattraper.
Les artisans en question ont gossé quelques patentes en bois, tressé d’autres bebelles en cuir, tricoté des bas et des mitaines, et poussé le talent jusqu’à des attrape-rêves en osier.
Il y a bien deux ou trois articles qui sortent du lot, mais on a déjà passé toutes nos devises dans du rhum agricole premier choix, faque…
Pour faire court, notre dernière halte se fera dans la microbrasserie Isla Verde, où nous emporterons l’apéro du soir — et du lendemain — enfin, après une heure et moult et moult et moult virages, nous arrivons enfin à San Pedro et au confort de notre appart.
Quatre heures plus tard, ça tourne encore dans ma tête. Virages par milliers ou vin du pays ?
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Lundi 17 février
La palma sud - Shorts, soufre et saints cochons
Nous quittons notre faubourg en direction du sud de l’île, ponctuant notre route de quelques arrêts impromptus. Au large, un banc de nuages laisse parfois filtrer un rayon de soleil sur l’Atlantique, comme un projecteur hésitant sur une scène.
Mais les nuages se pressent un peu trop. Le franc soleil du matin cède rapidement la place à un dais gris, plus frais, plus maussade.
Qu’importe — nous n’avons aucun pouvoir sur les éléments, il serait vain de s’en formaliser.
Première halte aux Dragos Gemelos, où aucune installation touristique ne vient gâcher le site.
Les dragonniers jumeaux occupent une petite esplanade, déployant leurs ramures en parasols végétaux vers le ciel. Cet arbre semble si parfaitement adapté à cet environnement brut et sauvage qu’on s’attendrait presque à voir surgir des créatures aux noms improbables, genre trucausaurus ou machinraptor. Finalement, seuls quelques pigeons s’y perchent — rien de très jurassique.
Quelques kilomètres plus loin, nous atteignons Fuencaliente, un petit bourg dont le saint patron semble être le protecteur des porcelets. Vu le nombre de barbecues dominicaux, ces délicieuses bêtes ont bien besoin de protection céleste.
- L’anecdote historico-spirituelle
Saint Antoine l’Ermite, né en Egypte vers 251 et mort à 105 ans, aurait passé des décennies reclus dans le désert égyptien, à repousser tentations démoniaques et hallucinations en tout genre — un cocktail d’épreuves qui l’a rendu célèbre bien au-delà des cercles pieux. Il est souvent représenté avec un cochon à ses pieds. Ce n’est pas pour le lard du dimanche, mais parce qu’au Moyen Âge, l’ordre des Antonins — fondé pour soigner les victimes de l’ergotisme (alias le feu de Saint Antoine) — utilisait notamment la graisse de porc dans ses onguents. Cette maladie, causée par un champignon du seigle, déclenchait convulsions, brûlures internes, hallucinations… mort.
Les Antonins élevaient donc des cochons, qu’ils laissaient librement vagabonder en ville avec une clochette autour du cou : ils étaient intouchables, chacun sachant qu’ils finiraient dans une soupe bienfaitrice pour les malades. Résultat : Antoine est devenu le patron des éleveurs, des bouchers… et de tous ceux qui aiment les cochonnailles. Il est fêté le 17 janvier, jour où l’on bénit encore aujourd’hui les animaux domestiques dans certains villages.
Mais la vérité, c’est qu’on s’est arrêtés là sur un coup de foudre — ou plutôt un cri du cœur de mon copilote :
Nous voilà donc attablés sur la terrasse d’une boulangerie charmante, dégustant des cappuccinos parfaits et des croissants fourrés au fromage à la crème et à la confiture de fraise.
Ici, tout est écrit en espagnol et en allemand. Il semblerait que nos amis teutons aient élu domicile dans le coin pour leurs randonnées, à en juger par les exclamations gutturales et les chaussures de randonnée dernier cri.
L’heure est venue de brûler quelques calories en visitant un ou deux volcans du coin.
Le Teneguía est à une vingtaine de minutes à pied, au sud de l’imposant volcan San Antonio. Toute la zone est truffée de sentiers balisés : ce serait un vrai bonheur d’y planter nos bâtons de rando… si seulement on avait le temps.
Nous concentrons donc nos efforts sur le Teneguía, qui a vomi quelques litres de lave vers l’océan en octobre 1971.
Ce volcan n’est qu’un évent du mastodonte Cumbre Vieja, le roi du coin, qui s’est réveillé en 2021 après un demi-siècle de sieste.
La dernière éruption a causé des dégâts considérables, comme nous allons bientôt pouvoir le constater.
Cumbre Vieja, c’est aussi le volcan qui fait frémir les scientifiques qui estiment que cette catastrophe ne surviendrait probablement pas avant Pâques 12 025…
D’ici là, un illuminé aura sûrement trouvé un moyen de nous envoyer sur Mars ou plus certainement de finir de détruire notre belle planète.
Revenons à notre évent comateux, qui ne fera plus de mal à personne.
De quelques fissures de sa carcasse tourmentée s’échappent des volutes d’air chaud aux senteurs de soufre. Cette terre est vivante !
Après une petite heure de balade, pendant laquelle nous prenons le temps de plonger dans ses temps troublés tout en nous extasiant devant les couleurs brutales des roches — le rouge feu de la lave depuis longtemps refroidie, le noir intense des scories où, par toute la force de résilience de la nature, poussent quelques plantes succulentes et sautillent quelques oiseaux —, nous descendons un peu plus au sud. Après, c’est l’océan.
Les Salines de Fuencaliente se visitent librement, et un sentier jalonné de panneaux explicatifs raconte la fabrication du sel, du pompage à la cristallisation.
Crées en 1967, la petite entreprise naissante a eu très chaud à l'automne 1971.
Les coulées de lave du volcan Teneguía ont dévalé le flanc de la montagne et ont tout enseveli sur leur passage. Seuls le vieux phare et les salines ont arrêté la coulée de lave dans son cours, à 200 mètres de la propriété.
Installées au pied d’une falaise de lave, dans un coin battu par les vents et vierge de toute activité industrielle, l’eau de mer qu’on y pompe est d’une pureté remarquable, ce qui donne un sel particulièrement recherché. Le sol volcanique chauffe vite et fort sous le soleil — idéal pour accélérer l’évaporation dans les bassins.
Sans parler de l’esthétique : ces rectangles cristallins posés sur la roche noire, ça a des airs de palette de peintre abstrait.
Une pompe électrique, alimentée par des panneaux solaires, achemine l’eau de mer en amont. Par gravité, elle descend ensuite de bassin en bassin en se concentrant progressivement. Les derniers grands bassins contiennent une saumure brunâtre, puis de petits bassins cristallisent le sel, qui sera récolté et vendu dans de jolis emballages.
Ici, on récolte le sel sept à huit fois par an, et on le sert avec fierté dans le restaurant attenant et plutôt chic.
Le plus ancien est un monolithe en pierre de 12 mètres de hauteur, date de 1903. Il a été abîmé par un tremblement de terre et reconstruit.
Son remplaçant, bâti en 1985, double la taille et ressemble vaguement à la fusée de Tintin en béton armé.
Nous longeons la côte par des routes toujours aussi sinueuses, croisant quelques voitures conduites par des gens manifestement plus prudents que nous.
Mon copilote, qui n’a jamais tenu un volant de sa vie (sauf cette fameuse fois au Mexique avec une voiturette de golf, où on a failli finir au pied d’une falaise), me pousse joyeusement à enfreindre toutes les règles de conduite.
Après la mésaventure d’hier — une voiture échouée sur un rocher — je me méfie de ses conseils. D’autant que le pare-chocs branlant ne demande qu’à se faire la malle avant de rendre la voiture…
Nous traversons d’immenses bananeraies poussant sur d’anciens champs de lave. Comment ces plantes trouvent-elles à vivre dans ce chaos minéral ?
De hauts murs de pierre forment des terrasses protégées par de grands filets noirs.
André trouve que ça ressemble à des prisons pour bananes.
Et là, le décor change.
Nous entrons dans une zone sinistrée.
Le 19 septembre 2021, quelques heures à peine après l’évacuation des derniers habitants, la lave du Cumbre Vieja commence à s’écouler.
Pendant 85 jours, elle recouvre plus de 1 200 hectares de terres et en gagne 43 de plus sur l’océan.
Certaines routes et bâtiments sont en chantier, d’autres ont disparu sous la lave, ne laissant émerger que des toits tordus ou des murs solitaires.
Des panneaux signalent que la lave est toujours en cours de refroidissement et que des points chauds persistent sous la surface.
Nous laissons la voiture à Tazacorte et trouvons une table avec vue sur les bananeraies, pour savourer quelques mets locaux.
Avec environ 3 249 heures de soleil par an, soit une moyenne de 270 heures par mois, la municipalité se distingue comme l'une des localités les plus lumineuses de l'île et s'est autoproclamée ''Capitale du soleil''. Mais pas aujourd'hui !
La ville et son port ont un charme discret, mais le vent se lève, la pluie fouette l’océan et se dirige dangereusement vers nous. Les prévisions sont franchement pessimistes.
Vers la montagne, c’est pire encore : les sommets disparaissent dans les nuages.
Quelques gouttes suffisent à déclencher l’essuie-glace automatique.
Notre programme s’arrête là pour aujourd’hui. Retour à Santa Cruz, pour une pause bien méritée. Sauf que…
À la sortie du tunnel qui traverse la montagne (et qui, selon mon copilote toujours en quête de raccourcis, « nous fait gagner un temps fou »), le temps change du tout au tout.
Là-bas, de l’autre côté, il fait grand soleil !
On en profite pour faire un petit détour par Breña Alta, chez Julio, l’un des derniers fabricants de cigares de l’île.
- L’anecdote cubaine roulée à la main
Ces cigares, appelés parfois “puros palmeros”, sont roulés entièrement à la main, dans de petits ateliers familiaux où l’on perpétue les techniques artisanales cubaines. La plupart des fabricants utilisent un tabac cultivé localement — notamment dans la région de Breña Alta, au climat chaud et humide, idéal pour cette plante capricieuse.
La production est modeste mais soignée, loin des chaînes industrielles. Résultat : des cigares plus doux, moins nicotinés que les cubains, avec un tirage très agréable. Et surtout, trois à quatre fois moins chers, ce qui ne gâche rien.
Puis nous déambulons dans les rues de la capitale où le soleil donne un nouveau relief à ces maisons charmantes et aux poétiques ruelles curieusement calmes malgré la présence du Aida, un paquebot de croisière de plus de 5 000 passagers amarré au port.
À l'extrémité d'une jolie place, une curieuse statue attire notre curiosité. Un joyeux Nabot Léon trône tout sourire devant un gros bateau...
- L’anecdote festive de petite taille
Sur la Plaza de la Alameda, un nain en bronze, perché sur une fontaine, attire les regards. Cette sculpture, œuvre de l'artiste local Luis Morera, rend hommage à la célèbre "Danza de los Enanos", point culminant des Fiestas Lustrales de la Bajada de la Virgen de las Nieves, célébrées tous les cinq ans.Lors de cette fête, des danseurs costumés en moines exécutent une chorégraphie endiablée, se transformant en nains au rythme d'une polka endiablée. Leur costume, avec bicorne napoléonien, casaque et souliers à boucle, est une satire des troupes françaises de l'époque napoléonienne.
Juste derrière la sculpture, trône une réplique grandeur nature de la Santa María, caravelle de Christophe Colomb.Construite en 1940, cette structure abrite le Musée Naval de Santa Cruz de La Palma, inauguré en 1975. Le musée expose des cartes marines anciennes, des instruments de navigation et des maquettes de navires, témoignant de l'histoire maritime de l'île.
Au loin, les nuages cavalent entre les crêtes, bondissent par-dessus les cols, chassés par un vent violent qui semble avoir oublié de descendre jusqu'à notre paisible capitale.
Le paysage, en apparence figé, se fond doucement derrière un voile pastel, comme un lavis léger posé sur une aquarelle déjà sèche.
La lumière devient diffuse, presque douce, et si elle efface les contours, elle ne dissimule rien : tout est là, simplement estompé par cette brume délicate qui effleure les sommets sans jamais les avaler.
Ce soir, depuis notre terrasse, alors que le soleil s’est couché du côté de Tazacorte, un long nuage aux formes organiques flotte dans le ciel.
Il paraît que demain, il fera vraiment beau.
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