Mercredi 12 février – Haputale, une histoire de thé, de rencontres et de fête

Le coma est de courte durée, le voyage continue.
Le soleil se lève doucement sur un tapis nuageux qui recouvre la vallée. Petit à petit, tout le monde sort de sa torpeur. Les douleurs dans les jambes sont arrivées. Les cuisses et les mollets gardent le souvenir d'efforts intenses, le Sri Pada laisse des traces que nous savourons, elles sont justifiées.

Nous avons réservé un taxi hier soir pour nous emmener au Lipton Seat et ensuite visiter une fabrique de thé. En attendant, un petit-déjeuner à la hauteur de la générosité des Srilankais nous attend. Il faut finir la montagne de toasts, et ils nous en ramènent encore, de quoi tenir jusque tard dans la journée.

Notre taxi nous attend à 8h00, et nous transporte à travers des paysages somptueux. Flancs de montagnes recouverts d'une mer de dégradés de vert, buissons taillés comme dans un jardin anglais. De petites taches de couleur commencent à apparaître au-dessus des futées, les cueilleuses sont déjà à l'œuvre.
Le chauffeur nous dépose au début de la petite route qui mène au fameux site dont tout le monde parle. L'histoire aime à dire que Sir Thomas Lipton, oui oui le même que sur les sachets de thés très ordinaires qui sont dans vos armoires, aimait à emmener ici ses invités pour y découvrir un point de vue exceptionnel.
Nous montons tranquillement cette route après en avoir acquis les droits d'accès de 50 Rp. 

Il fait beau, l'air est frais, tout est très paisible. Nous profitons de cette promenade de santé pour faire plus ample connaissance, surtout avec notre phénoménal Woo qui derrière son détachement et son calme apparent cache un volcan prêt à exploser lorsqu'on s'y attend le moins, en témoigne son cri de guerre lorsque le train arrive en gare d'Hatton : ONE, TWO, THREE GOOOOOOOOOOOOO !! 
Nous avons tellement été surpris que nous avons à peine bougés, persuadés qu'il s'agissait de quelqu'un d'autre.

Nous discutons du ''Pays du Matin Calme'', de sa nourriture, de religion, des gens, de la rareté de voir de backpackers sympathiques, alors que nous étions habitués aux hordes de mamies et papys envahissants les sites comme Angkor Wat. De ses deux années de service militaire obligatoire, faute en incombe aux aliénés qui sévissent au Nord, des études en Inde, le voyage au Sri Lanka et retour en Inde pour quelques jours de voyage avant de regagner le pays. Et peut-être de penser au prochain voyage s'il n'est pas lui aussi pris dans l'intense tourbillon de la réussite, exigé par ce pays en pleine course vers l'excellence.

Le Lipton Seat est en face de nous, nous comprenons pourquoi il est fort possible que le fameux propriétaire et célèbre homme d'affaire aurait pu y venir faire son crâneur devant ses invités de marque. La vue porte à des kilomètres, les vallées toutes entières sont recouvertes de plantations de thés qui ont fait sa fortune, c'est, comme ils disent à la télé : à couper le souffle !

Nous profitons de la terrasse avec vue, d'une toute petite cuisine et de quelques sièges pour déguster un thé au feu de bois. Y a-t-il meilleur endroit pour boire un thé ? 
En descendant, nous quittons la route goudronnée et empruntons le sentier des cueilleuses. Il coupe à travers les plants, raide et escarpé, glissant les jours de pluie, poussiéreux aujourd'hui. Il faut rester attentif où nous posons les pieds, car les petits cailloux roulent et nous pourrions en faire autant. Il n'y a que notre petite colonne pour troubler l'infini silence qui règne en maître sur ces collines. Le chauffeur nous emmène à la fabrique de thé Dambatenne, fondée par Sir Tom himself, où nous pouvons découvrir tout le processus de fabrication de la divine boisson. 

De l'arrivée des sacs de 20 kilos de feuilles vertes pincées minutieusement par les cueilleuses, jusqu'à la salle d'expédition où le thé séché, trié, tamisé et réduit en poudre est emballé dans des sacs en papier de 50 kilos. L'odeur est enchanteresse, on a envie d'y tremper un croissant bien croustillant. Le superviseur nous explique parfaitement toutes les étapes, nous pouvons toucher, sentir, ouïr et constater que bien peu de travailleuses ont le sourire. 

Il paraît que le choix des femmes pour la récolte est justifiée par la minutie que ce travail réclame. Je pense moi que ce boulot est si difficile et contraignant que pas un homme n'en aurait le courage et la patience.

Haputale est à 10 kilomètres, nous demandons au chauffeur de nous déposer à mi-parcours, nous ferons le reste à pied. Bien nous en prend, la balade dans le sanctuaire du thé de Ceylan sera faite d'incroyables rencontres. 

À peine descendus du minibus que nous entendons des Hello! venus d'une maison suffisamment loin pour que ma vue ne puisse en distinguer la source. Des enfants, tous sourires, secouent la main en nous disant bonjour. Il fallait qu'ils soient à l'affût de notre passage pour être aussi réactifs. De fait, tous les enfants que nous allons croiser en cette fin de matinée vont-nous dire bonjour et demander qu'on les prennent en photo. Le tout premier nous met en doute, quelle somme va-t-il réclamer pour poser devant nos objectifs ? Rien du tout, pas un centime de roupie. Seulement un immense sourire et l'inévitable question de savoir d'où nous venons.

Nous voyons une école et passons par-dessus notre gêne, poussés par Youcef le découvreur, pour aller au-devant de ces enfants en shorts bleus et chemises blanches. La cravate bien nouée et un grand mouchoir épinglé au revers pour les plus petits, les grands sont en pantalon et chemise blanche, col serré dans la cravate brodée de l'insigne de leur école. Ils ne se font pas prier pour se faire photographier et nous leur disons encore une fois d'où nous venons. Nous félicitions le professeur, qui vient voir où sont ses retardataires, pour l'éducation et la politesse de ces enfants. On aime ça rendre les adultes fiers de leur progéniture. 

Nous continuons notre route, mais pas pour très longtemps, à ce rythme-là, nous allons mettre la journée pour rejoindre l'hôtel et commençons à avoir faim. Un long bâtiment semble en effervescence, des jeunes filles, des grands-mamans, des messieurs et des enfants sont superbement habillés et nous saluent de la main. Un monsieur qui a l'air d'être un responsable nous fait signe de venir et de monter les quelques marches. Nous sommes accueillis par de grands sourires et un bindi de deux couleurs est apposé sur nos fronts. Tout le monde nous regarde avec bienveillance, nous pouvons faire toutes les photos que nous voulons et jamais ne sentons la moindre réticence. 

André, tenaillé par la faim, se lève et va visiter la bâtisse. Il revient quelques secondes plus tard en nous disant qu'il y a un buffet et que nous sommes invités ! Mais il nous faut d'abord passer par la pièce où sont entreposés tous les albums photos des activités des dernières années de cette salle communautaire. Je regarde donc très poliment les clichés des dignitaires, importateurs de thés, journées de la femme, mariages, bénédictions, admire avec un intérêt non feint la réunion d'un moine bouddhiste, d'un imam musulman, d'un prêtre chrétien et d'un moine hindouiste. 

Je me prends même au jeu de commenter les photos et de féliciter le responsable pour la grande ouverture d'esprit de sa communauté et de la bonne entente entre toutes ces religions. Sauf que maintenant je suis tout seul avec ces gens adorables, pendant que tous les autres sont certainement déjà en train de se tremper les doigts dans le riz en se tapant sur les cuisses de la main gauche comme dans le dernier dessin d'un album d'Astérix. J'ai faim ! 
Enfin, après avoir consulté 4 albums de centaines de photos ils me libèrent à contrecœur, car il en restait encore une dizaine. 

Les autres ne m'ont pas attendu, André est déjà attablé les doigts pleins de sauce, la mine réjouie. Je suis accueilli au buffet et saisi mon assiette en aluminium enveloppée dans un petit sac en plastique. Ce n'est pas super appétissant, mais fort pratique lorsqu'il faut laver les assiettes. Les restes de nourriture sont promptement emballés dans le sac qui finit à la poubelle, donc dans une rivière ou un fossé auquel on mettra le feu, et les assiettes rapidement rincées avant de les remettre dans un sac au début de la chaîne alimentaire.

Du riz blanc, du riz frit aux légumes, des légumes, du dahl, du poulet que je déclinerais, végétarisme momentané oblige et une bonne rasade de sauce épicée composent une assiette plus que remplie. Inutile de chercher les couverts, ils sont tous dans la main droite, quatre doigts et un pouce vont suffirent à se régaler, pour le plus grand bonheur de tous les gens qui sont assis autour de nous. Le repas est excellent, il y aura même deux gourmands pour refaire un passage au buffet sous l'œil approbateur du personnel de service qui semble apprécier les bonnes phalanges. 

Nous sommes régulièrement appelés par un petit signe de la main pour faire une photo. Un monsieur pince-sans-rire aux yeux rouges de bétel me demande de le figer pour la postérité. Son petit grain de riz collé au coin de sa moustache lui donne un petit air très coquin. 
Après ces agapes nous revenons dans la salle et parlons un peu avec quelques personnes qui étrangement nous demandent d'où nous venons. 

Une jeune fille richement vêtue est sur l'estrade devant un photographe, sûrement le même qui m'a ralenti pour aller au buffet, et un vidéaste. Des tas de gens se succèdent autour d'elle pour se faire prendre en photo. Elle semble tout, sauf heureuse. 

Nous pensons que c'est un mariage, mais cette nymphette est loin de ses 18 ans, âge légal du mariage au Sri Lanka. Par contre il pourrait s'agir de la cérémonie de samatiyavide qui célèbre la puberté de l'adolescente. Et puis avec tout ce monde autour, dont sept étrangers, ça ne doit pas être facile de faire semblant d'être heureuse. En tout cas nous devons monter sur la scène et nous faire prendre en photo avec la fêtée, sa famille, ses amis, la tata, le monconc' et les potes du village. 

J'empêche Woo de réaliser son fameux Korean Power lorsque le photographe officiel nous demande de poser et après quelques selfies de Youcef nous pouvons quitter les lieux non sans avoir dûment remercié le papa et tous les responsables de cette merveilleuse fête. 

Nous sommes tous subjugués par la gentillesse de ces gens et leur accueil que jamais nous n'aurions connu ailleurs, en tout cas pas dans nos pays ''civilisés''. Ici, chaque jour, chaque rencontre, chaque sourire est une leçon de vie. 
Nous reprenons la route, il ne nous reste pas loin de quatre kilomètres, à ce rythme-là, nous n'arriverons jamais avant la nuit à Haputale. Interdiction formelle de fréquenter une autre fiesta !

Nous voyons des cueilleuses descendre de leur escarpé labeur. Elles portent toutes de très gros sacs accrochés au front et se dirigent vers un petit emplacement où les attend un contremaître. Tour à tour, elles accrochent leurs sacs au crochet de la balance et le monsieur fort peu amène note les poids des sacs sur un carnet. Elles seront payées en fonction du poids de leur récolte. Au minimum, on leur demande de ramasser 20 kilos de petites feuilles tendres. Au-dessus, elles perçoivent une prime que j'imagine très maigre, mais qui pourrait améliorer un tout petit peu leur ordinaire. Je ne boirais plus jamais une tasse de thé avec désinvolture et penserais souvent à ces courageuses femmes accrochées aux pentes raides des montagnes srilankaises.

Après avoir survécu aux frôlements de camions, tuk-tuk, autobus et autres voitures lancées à trop vive allure sur la route sinueuse, nous arrivons à Haputale, faisons quelques courses dans ce petit village perché et allons reposer nos corps. Ce soir, nous souperons dans un petit restaurant qui est tout étonné de recevoir de la visite et qui attend notre départ vers 20 heures pour fermer ses portes. À peine trente minutes plus tard, tout le bled roule ses trottoirs et la nuit brumeuse enveloppe chaque maison. 

 
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