Mardi 11 février – Sri Pada (Adam's Peak) - Haputale

Ce qu’on pourrait éventuellement qualifier de nuit vient de se terminer. Quelques minutes grappillées par-ci par-là, dans un silence assourdissant et une obscurité totale. L’excitation d’un projet qui va enfin se réaliser, mais aussi le doute qui s’installe sur la réussite de ce pèlerinage. Il est deux heures du matin, le silence est total, le froid laisse deviner ce qui nous attend là-haut. Nous sommes prêts en quelques minutes. Nos nouveaux copains sont tous sur le pont, prêts à en découdre avec la Montagne sacrée. Cette fois-ci, c’est l’excitation qui domine.

C’est parti : nous quittons le Green House, descendons nos premières marches et pénétrons dans le sacré.

La Montagne sacrée des Sri-Lankais l’est à plus d’un titre. Les quatre grandes religions de l’île y sont représentées : les musulmans y vénèrent l’empreinte du pied d’Adam, les bouddhistes celle de Bouddha, les hindous y voient la marque de Vishnou ou de Shiva, et les chrétiens celle de saint Thomas, évangélisateur de l’Asie.
Tout ce beau monde converge vers le lieu saint dans une communion totale et sans heurts, pour aller contempler une cavité creusée dans une roche au sommet, censée représenter l’empreinte du pied de leur champion.

Quelque 5 300 marches, de tailles et d’espacements très variables, mènent au sommet qui culmine à 2 243 mètres. Nous doublons rapidement nos amies tchèques, qui peinent dès les premières marches. C’est bête : elles étaient parties bien avant nous.
Des pèlerins redescendent déjà de leur ascension nocturne. Ceux-là ne sont pas venus admirer le lever du soleil, ils sont là par foi et conviction religieuse. Nous sommes admiratifs devant ces fidèles, souvent âgés, ou ces jeunes mamans portant leur bébé à bout de bras, ou encore ces enfants aux yeux mi-clos, épuisés, mais qui trouvent encore la force de nous sourire. La plupart sont en sandales, beaucoup même sont pieds nus. Respect.

Nous progressons lentement tous ensemble et commençons à faire connaissance avec nos compagnons de route :
Le jeune Woo, qui en bon Coréen ne comprend pas grand-chose à la riche langue de Molière. Notre anglais va devoir rivaliser avec le sien, et il fera preuve d’une patience exemplaire. La fameuse sagesse millénaire asiatique…
Le sportif Youcef, ma ''fille'' Tiphaine, et Fanny, la ''femme'' d’André (les Sri-Lankais ont un sacré sens de l’humour !), viennent de Paris. Quant à Alex, le surfeur aux cheveux courts, il débarque de Biarritz. Sept paires de gambettes en marche vers la gloire. Ne manque que Blanche-Neige pour compléter le tableau.
Les débuts sont relativement faciles, permettant un échauffement en douceur. De toute façon, nous ne sommes pas encore bien réveillés, alors le corps avance sans vraiment s’en rendre compte.

Mais il fallait bien que cela arrive... Les difficultés commencent. Le souffle devient court et nous devons faire quelques pauses pour récupérer. Cela fait 45 minutes que nous marchons, et la petite lumière du sommet, tout là-haut, ne semble pas s’être rapprochée. Toujours aussi inaccessible.
Les escaliers sont raides, nous montons presque en ligne droite sans jamais faire de virage. Il y a sept kilomètres de montée pour environ 750 mètres de dénivelé.
Quelques personnes plus lentes et l’étroitesse de certains passages nous obligent à ralentir, ce qui nous offre un répit sans devoir nous arrêter. Des cabanes aménagées proposent du thé bien chaud ou de quoi grignoter. Il y a même des sortes de dortoirs où les plus épuisés peuvent s’assoupir un moment sur des bancs.
Encore et toujours, nous croisons des gens qui redescendent. Certains ont l’air hagard, d’autres carrément malades tant l’effort fut intense. Des vieillards qui, chez nous, seraient cloîtrés dans une salle de bingo, achèvent ici leur centième procession, à leur rythme, avec une persévérance bouleversante. Cela nous donne encore plus de courage.

Nous ralentissons un peu la cadence pour ne pas nous épuiser trop vite, mais aussi pour ne pas arriver trop tôt au sommet, où il faudra patienter dans le vent glacial l’arrivée de notre bonne étoile.
Le groupe se scinde : Youcef conserve un rythme un peu plus soutenu, Alex le suit de près, et enfin la queue du peloton ferme une marche qui semble sans fin.
Le ciel est constellé de milliards d’étoiles, dont j’avais oublié l’existence. Quelques néons blafards éclairent le chemin, et nous comblons la noirceur avec nos lampes frontales.
Nos pauses se font un peu plus fréquentes. Il faut boire, manger quelque chose avant le coup de pompe fatal.

De plus en plus raide, l’escalier est maintenant séparé par une rambarde métallique sur laquelle nous nous hâlons vers les cieux. D’un côté la descente, de l’autre la montée. Nous tirons fort sur cette barre providentielle pour soulager nos jambes. Trois ou quatre pas, un arrêt pour souffler… ou parce que ça bloque devant. La chance.

Enfin, en levant la tête, j’aperçois une guirlande lumineuse qui clignote. Cela ne peut vouloir dire qu’une chose : c’est bientôt l’arrivée. Ou alors une mauvaise blague.

Juste au-dessus de cette guirlande, la fameuse lumière jaune, un peu plus puissante que les autres. Ce n’est pas une blague : ce dernier escalier, en forme d’échelle, marque la fin de notre calvaire. La fatigue se mêle à une joie intense. Nous y sommes presque. Il manque à peine quelques mètres. Les yeux s’embuent — sûrement à cause du vent…

Des policiers assurent la gestion de la foule et nous demandent de faire attention à nos affaires : le vol est toujours possible. Ils nous félicitent d’être arrivés jusque-là, avec leurs immenses sourires inimitables.

Il est cinq heures du matin. Le vent est puissant, le froid intense. Vite, sortir les coupe-vent, les foulards, tout ce qu’on avait prévu pour protéger nos carcasses tremblotantes, trempées de sueur, du vent que nous n’imaginions pas si cruel.
Il faut aussi enlever nos chaussures : c’est un site sacré. Pieds nus sur un sol glacial. Qu’importe. Nous y sommes. Nous l’avons fait. Tous ensemble, en deux heures trente.

Youcef est arrivé depuis une vingtaine de minutes. 
Nous le rejoignons et nous asseyons par terre, contre le mur Est qui nous abrite un tout petit peu du vent. Une longue attente commence, avant l’aube. Tout autour, les gens grelottent, transis.
J’ai l’air d’un réfugié rom avec mon sarong sur les jambes, mon coupe-vent, un foulard sur la tête, et la couverture de Japan Airlines autour du cou.

Enfin, après presque une heure, les toutes premières lueurs d’un jour nouveau se précisent dans le ciel. Sans un mot, tout le monde se lève et s’agglutine contre le petit muret. Les yeux sont fixés sur l’horizon. Le ciel perd peu à peu ses étoiles. Seule Vénus résiste encore.

À 6 h 22 et 58 secondes, le tout premier rayon de soleil éclabousse nos pupilles et un paysage somptueux. Les appareils photos crépitent, mais la foule reste silencieuse, subjuguée par tant de beauté. Nous avons l’impression de vivre le premier matin du monde.

Derrière nous, depuis quelques minutes, des musiciens battent un rythme et jouent de leurs instruments. Lorsque le soleil paraît, c’est comme un tour de magie parfaitement rodé : les musiciens s’affolent. Un spectacle son et lumière imbattable, qui ne demande que quelques heures d’effort.

Je me rappelle une émission de télévision et quitte rapidement le mur Est pour rejoindre l’ouest en entrainant Alex. 

Comme à la télé, la pyramide du Sri Pada commence à se dessiner sur les nuages en contrebas. En quelques secondes, la forme triangulaire parfaite de la montagne se détache de plus en plus nettement. Un mirage, ajoutant un peu de surnaturel à ce qui l’est déjà.

Il est temps de redescendre. Nous sommes transis. Je n’ai pas résisté à l’envie de remettre mes chaussures, tant pis pour les regards réprobateurs : j’ai à nouveau chaud aux pieds.

Un policier nous fait passer du côté de la montée : la descente est complètement bloquée par tous ceux qui cherchent un petit-déjeuner ou un bus de retour.
Encore une fois, les barres nous aident à freiner notre descente. 
Nos mollets et cuisses sont mis à rude épreuve. Il faut dire que cela fait presque deux heures que nos corps sont fouettés par le vent. Les muscles sont raides. Heureusement, le soleil commence à faire son travail et réchauffe l’atmosphère.

Au bout de quelques minutes, nous croisons nos deux Tchèques, qui ont tout raté : elles ne sont pas arrivées au sommet à temps. Ou alors elles sont parties le ventre vide, sans rien à manger. C’est drôle de croiser des Tchèques sans provisions.

Nous nous arrêtons pour boire un thé bien chaud et grignoter un frichti dans un boui-boui au bord du chemin. Par contre, impossible d’aller aux toilettes sans en ressortir incommodé, même avec le cœur bien accroché. Les toilettes publiques du Sri Lanka sont des défis inhumains aux lois de l’hygiène et de la salubrité.

La descente se poursuit rapidement. Enfin… c’est ce qu’on croit. 
Les marches, difficiles à la montée, le sont tout autant à la descente. Les cuisses n’en peuvent plus. Mais nous avons des ailes, le cœur gonflé de joie et de fierté.




Alex, Youssef, Christophe, Fanny, André, Woo et Tiphaine
De retour au Green House, nous prenons le temps de nous laver avec ce qui leur sert de douche. Légèrement tiède, l’eau nous fait un bien fou. Un filet d’eau glacée coule sur nos jambes et pieds, emportant fatigue et douleurs dans une rigole qui file vers une petite rivière glauque et malodorante.

Nous attrapons nos sacs et nous dirigeons vers le centre du village pour voir si un bus part bientôt pour Hatton. Une chance toute relative nous sourit : le bus est sur le départ… mais plein comme un œuf. Nos sacs sont arrachés par le vendeur de tickets, calés contre le chauffeur, et nous montons par la porte arrière.
Tous les sièges sont pris, l’allée centrale ne bouge plus. Et pourtant, ils réussissent à nous insérer dans l’amas humain suspendu aux barres du plafond. Je ne sais comment, mais le vendeur circule entre nous et récolte sa maigre dîme.
Encore plus surprenant, le bus continue d’absorber des passagers tout au long de cette route démente. Et ce n’est qu’un début.

Alors que même le vent ne réussit plus à franchir le barrage des corps, le bus s’arrête : d’autres personnes montent. Incompréhensible. Mais j’apprendrai plus tard que le personnel est payé au nombre de passagers embarqués, et à la vitesse de la course. Autant dire qu’on n’en mène pas large.
De toute façon, nous ne voyons plus rien du dehors. On s’agrippe à ce qui ne bouge pas, en essayant de se souvenir des prières du temps où l’on croyait encore à quelque chose.

Une maman commence à se sentir mal, demande un sac pour vomir. Son état empire, le bus s’arrête pour la faire descendre, mais elle ne peut plus bouger : c’est la panique. Elle décide alors de tomber dans les pommes, juste pour se faire porter dehors par les passagers, entre siège et porte.
Opportunistes, nous profitons des places libérées par sa famille pour nous asseoir rapidement, doublant de jeunes hommes qui espéraient autant.
On savoure ce moment, et lançons de grands sourires d’encouragement à Woo, stoïque, qui résiste aux secousses du bus fou, malgré quelques grimaces.

Enfin, nous arrivons à la gare d’Hatton après deux heures de route sur les étroites voies de montagne. Nous trouvons un petit restaurant sur le quai pour manger un bout et attendons l’ouverture du guichet pour Haputale.
Environ vingt minutes avant l’arrivée du train, un mouvement de foule nous avertit : le guichet est enfin ouvert…

Nous nous insérons dans la file d'attente en jouant des coudes pour ne pas nous faire doubler par un ou deux papys un peu plus pressés que les autres.
Une Française se donne le droit de passer devant tout le monde parce que son train arrive bientôt et que, de toute façon, elle est pressée — et Française. Je ne peux m’empêcher de lui faire remarquer que nous aussi, nous attendons, et que nous prenons le même train qu’elle. Elle tente alors de soudoyer la personne qui achète son billet, mais celle-ci n’est pas très chaude et, pendant les négociations, plus rien n’avance. Je lance :
On peut avancer, s’il vous plaît ?
Évidemment, ça a le don d’énerver notre impatiente compatriote qui essaye d’argumenter et de me faire sentir cheap. Et moi, qu’est-ce que je fais ? Oui, je souris en dodelinant. Le train a trente minutes de retard, elle aura son billet…

Le petit train bleu entre enfin en gare. La folie gagne la foule massée sur le quai.
J’ai pris le gros sac d’André et lui dis de grimper rapidement pour trouver des sièges. Les gens s’accrochent aux portes alors que le train n’est même pas encore arrêté. Ça se pousse et ça se tire pour monter les premiers, mais ça ne fait pas peur à mon féroce compagnon qui repousse toutes les attaques sournoises et se hisse dans le wagon. Les touristes sont devenus fous — heureusement que personne n’est armé.

Les marches n’existent pas dans ces trains : il faut sauter du wagon pour atterrir sur le quai. Alors avec Alex, on aide les jeunes filles à regagner le plancher des vaches, avec toute la courtoisie qui caractérise les Français qui savent vivre. Une fois encore, nos sourires sont récompensés par des remerciements aussi grands que sincères.

André, lui, est assis et garde cette prise de guerre bec et ongles, lançant son regard le plus noir à quiconque ose approcher.
Et nous voilà installés pour un voyage (relativement) confortable, pendant que le pauvre Alex se cherche désespérément une place… qu’il finira par trouver quelques instants plus tard.

À la gare de Nanu Oya, une meute de Chinois envahit le train.
Y a-t-il un spécialiste des maladies mentales dans ce wagon ?

Le calme est pulvérisé par des hurlements extatiques à chaque événement, aussi insignifiant soit-il : un chien sur la voie, un enfant sur le quai, un corbeau sur un fil… tout est prétexte à cris, agitation, rafales de photos.
Une petite fille qui sommeillait dans les bras de son papa devient soudain leur nouvelle obsession. Tout le monde se jette sur elle, elle est attrapée par une dizaine de femmes hystériques qui se font photographier avec elle.

Chaque tunnel est l’occasion d’un concours de hurlements. Ils rivalisent d’imagination et d’imprudence pour obtenir la photo insensée, quitte à tomber du train.

En attendant notre arrivée salvatrice, on profite d’un paysage incroyable. Les plantations de thé s’accrochent aux flancs des montagnes, quelques cueilleuses sont disséminées dans cette immensité vert tendre, et les cimes s’égrènent à l’infini.
Le petit train s’agrippe à la pente et grimpe vaillamment à 20 km/h, une vitesse idéale pour la contemplation et les photos. Aucune route ne passe par ici : il faut prendre ce tortillard pour avoir droit à ce spectacle grandiose.

Enfin, au bout de deux heures, nous arrivons en gare d’Haputale. L’air est frais, nous sommes dans les montagnes.
Un grand gaillard aux yeux éclatés par une surconsommation de bétel nous tend la carte de visite d’un hôtel qui, ça tombe bien, nous faisait justement envie. Il nous embarque tous les sept dans un minibus et nous emmène à une minute de la gare.

Le Sri Lak domine toute la vallée. Il ne faut que quelques minutes pour négocier les prix à la baisse et profiter de nos chambres confortables.

Les filles ont hérité d’une chambre de princesses, avec un énorme rocher qui émerge du mur et une vue directe sur la vallée. Une réduction substantielle sur cette chambre de rêve nous a permis de rester tous ensemble cette nuit.

La bière face aux nuages qui montent lentement vers nous, le silence, l’air pur : des récompenses que nous n’échangerions pour rien au monde.
On n’a pas encore mal aux jambes, mais on est exténués par cette journée.
Avant 21 h 15, tout le monde rêve déjà de ses exploits.



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