Sève rouge, piscine de lave et virages en série — De Charco de La Laja à Masca, via Icod et Garachico
Une journée longue et foisonnante, placée sous le signe d’un soleil éclatant et d’un ciel d’une indécence bleue rare, presque insolente.
Départ au petit matin, l’œil encore un peu flou, avec pour mission d’aller saluer un vieux bonhomme de 800 ans qui, dans sa sagesse ou son humour, se fait appeler millénaire.
Une prétention qui, à bien y penser, se défend : huit siècles au compteur, on commence à mériter quelques ronds de jambe.
Sauf que… petite erreur d’orientation.
Au lieu de foncer tout droit vers notre ancêtre végétal, nous faisons un crochet imprévu par Charco de la Laja, une piscine naturelle nichée au pied du paisible bourg de San Juan de la Rambla.
Et quel détour !
Le site est tout simplement spectaculaire, lové entre rochers noirs et houle puissante.
Des panneaux, cependant, nous ramènent vite à la réalité : ici, la mer ne plaisante pas.
Les vagues déferlent sur la côte, écrasant les rochers noirs en une explosion d’embruns. Le vent, chargé d’humidité, s’élève dans l’air, créant une brume salée qui s’accroche aux cheveux, aux vêtements, aux téléphones et à l'appareil photo dont je tente de protéger l'objectif, comme une signature invisible.
Le bruit des vagues s’écrasant contre les roches, la danse frénétique des mousses et des éclats d’eau, tout cela crée un spectacle à la fois rude et magnifiquement hypnotique.
L'océan remplit la piscine avec force, puis reprend sa liberté en aspirant tout ce qui se trouve sur son chemin. Une beauté sauvage doublée d’un avertissement clair de réel danger de mort.
Un plan de sauvetage est certes affiché, mais ni maître-nageur sur chaise haute ni hélico de secours à l’horizon. Pour s’en sortir, mieux vaut être un excellent nageur, garder la tête froide et prier pour être projeté vers un recoin vaguement plus protégé que les autres
Nous choisissons donc la prudence, en ne quittant pas la terre ferme.
Prochaine étape : Icod de los Vinos, village au charme tranquille, en retrait du tumulte marin.
C’est ici que vit — ou plutôt trône — le fameux grand-papa dragonnier, El Drago Milenario. Officiellement âgé d'à peu près 800 ans, il est l’une des stars botaniques de Tenerife.
Avec sa silhouette étrange et sa sève rouge appelée sang-dragon, c’est une créature végétale fascinante, presque mythologique.
Le dragonnier (Dracaena draco) n’est pas un simple arbre, c’est un végétal quasi mythologique. Sa sève s’oxyde à l’air et prend une teinte rouge sombre, d’où son surnom de sang de dragon. Dans l’Antiquité, cette substance était très prisée : les Guanches, anciens habitants de l'île, lui attribuaient des vertus médicinales et magiques. Elle a aussi servi de colorant, de vernis pour les violons, voire d'ingrédient alchimique.
- L’anecdote historico-végétale
Les Guanches considéraient l’arbre comme sacré s’y réunissaient pour des rites religieux ou de justice. On raconte que les jugements importants, les décisions tribales, se rendaient à l’ombre du grand dragonnier.Un récit populaire affirme qu’un chevalier espagnol, au XVIe siècle, aurait tenté d’abattre le dragonnier pour prouver qu’il n’était qu’un arbre parmi d’autres. Mais à peine avait-il donné quelques coups de hache que l’arbre se serait mis à "saigner", sa sève rouge ruisselant comme du sang véritable. Terrifié, le chevalier aurait fui, convaincu d’avoir offensé un esprit ancestral.
Son port majestueux en plein cœur d’un petit jardin lui donne des allures de patriarche intemporel.
Mais nul besoin de payer pour l’admirer : depuis la place de l’église, la vue est parfaite.
Cerise sur le gâteau : Christian, artisan tresseur au sourire lumineux, y tient depuis vingt-cinq ans un petit kiosque. Il y vend de ravissants bracelets mêlant graines de dragonnier et pierres de lave.
Tout Tenerife à votre poignet, et une belle rencontre, à l’image de l’île.
Nous reprenons la route vers Garachico, adorable village de bord de mer serti de piscines naturelles aux contours volcaniques.
Fondée en 1496, la ville a longtemps été le principal port de Tenerife, avant que le volcan ne vienne y mettre son grain de sel. En 1706, une éruption recouvre une partie du village et anéantit le port.
Ironie du sort : c’est dans cette même coulée de lave que se sont formés les bassins naturels qui font aujourd’hui la renommée du lieu.
Un coin enchanteur, une invitation à la baignade.
- L'anecdote historico-volcanique
La ville de Garachico avait pris de l’importance sur la côte nord de Tenerife, on y trouvait cinq couvents, un hôpital, des maisons bourgeoises et surtout le plus important port de commerce de l’île qui rayonnait vers les Indes, les Amériques et l’Europe jusqu’à la fin fatidique du 5 mai 1706.Le port était en forme de fer à cheval, il offrait aux navires qui venaient de toute part, un excellent abri aux humeurs de la mer.A environ 8 kilomètres en amont de la commune, une éruption fissurale s’est produite à cette époque formant le cratère de l’Arenas Negras ou Garachico. Celle-ci a débuté à environ 1300 m d’altitude, le flot de lave atteignit la cité à 3h30 le 5 mai 1706 et détruisit le port à 21h le même jour.Cette éruption a duré une quarantaine de jours, elle s’est achevée le 13 juin 1706 et marqua la fin de la période faste de la ville de Garachico, en effet, les laves détruisirent les terres de culture, une partie de la cité et obstruèrent une grande partie du port de commerce totalement inutilisable. C’est à partir de ce moment là, que la ville Santa Cruz de Tenerife prit de l’importance et que son port devint le principal de l’île.Parmi les éruptions historiques connus de Tenerife, c’est la seule à avoir produit de cette manière des dommages matériels considérables.
ATTENTION : deux anecdotes pour le prix d'une !
- L'anecdote historico-volcano-chanceuse
Le fort de Garachico n’est pas seulement un vestige de l’histoire militaire de Tenerife, mais aussi un témoin des événements dramatiques qui ont forgé son destin. Construit au début du XVIe siècle, à l’époque où le village de Garachico était l’un des plus importants ports commerciaux de l’île, ce fort servait à protéger la ville des attaques de pirates, un fléau récurrent dans la région à l’époque. Mais ce n’est pas la lutte contre les corsaires qui fait le plus parler de lui.Le fort survécut à l’éruption, mais le port de Garachico, son atout majeur, fut enseveli sous les cendres et la roche. Le fort qui avait été construit pour défendre le port se retrouva coincé entre l'océan déchaîné et une mer de lave. Cela sonna le début du déclin de Garachico en tant que centre commercial de l’île.
Mais le temps file… Nous flânons dans les ruelles ombragées, admirons les façades anciennes et finissons par nous attabler dans une petite cafétéria aux prix si dérisoires qu’on se demande s’il n’y a pas erreur sur la facture.
Alors que nous poursuivons nos déambulations, une dame très chic nous aborde dans un espagnol hésitant, mâtiné d’un accent si savoureux que l’unanimité est immédiate : on passe au français.
Elle est en convalescence, suite à un accident de randonnée, et se trouve en guerre ouverte avec une carte SIM récalcitrante. Me voilà donc convié dans son appartement pour tenter une exorcisation numérique, pendant que mes deux comparses, restés dans la rue, imaginent déjà mille plans retors pour vivre dans cette belle maison.
Munie d’une aiguille à coudre, que j'élève au rang d’outil de chirurgie mobile, Mamie Sim — son surnom est trouvé — me confie son téléphone.
Extraction, vérification, résurrection. Mission accomplie. Sourires et salutations. Encore un petit pas vers mon paradis.
Un belvédère sans vent m’offre ensuite le luxe d’un tour complet autour du clocher, avant une visite éclair chez Tabacos Arturo, fabricant réputé de cigares. La qualité de ses puros n’a d’égale que la froideur de son accueil.
Mais qu’importe : un cigare à cinq balles de cette trempe, ça se savoure en silence. Et puis, soyons honnêtes, mon espagnol reste ce qu’il est… balbutiant.
Nous quittons la côte et attaquons l’ascension vers le village de Masca, village perché au bord du monde.
La route est un festival de virages en épingle, ponctuée de miradors qui offrent des vues à couper le souffle sur des vallées vertigineuses.
Quinze kilomètres deviennent quarante minutes, et encore, sans compter les pauses photo ni les convois de touristes peu entraînés à la conduite montagnarde.
La route qui mène à Masca ressemble à un test de sang-froid grandeur nature. Enchaînement de virages, précipices et croisements surréalistes avec des bus ventrus qui flirtent avec le néant. On serre les dents, on s'extasie, et on continue.
Petit balcon discret, coincé entre deux virages, d’où l’on devine déjà l’ampleur du décor. Falaises, ravins et touffes de tabaiba (une euphorbe) accrochées à la roche comme par miracle.
Un peu plus loin, Cruz de Hilda offre une pause digne de ce nom.
Petite cafétéria installée sur belvédère providentiel, accroché entre ciel et ravin.
Vue grandiose, silence de cathédrale (quand les bus n'ont pas encore débarqué), jugo de tuno indio — jus de figue de Barbarie — devant un panorama à rendre jaloux un drone.
Tout autour, des paysages à se décrocher la mâchoire : ravins profonds, cultures en terrasses, hameaux accrochés à des pentes folles, silence seulement troublé par le chant des oiseaux.
Là-bas, sur la ligne d’horizon, posée sur les flots et coiffée de nuages, l’île de La Gomera nous observe. Patience, chère voisine, un jour nous viendrons te visiter.
Et, toujours en sentinelle dans le ciel, le sommet acéré du Teide, maître des lieux.
Suspendu entre ciel et gouffre, ses maisons s’accrochent aux flancs d’un ravin spectaculaire, dominé par un piton rocheux démesuré.
Les ruelles sont raides, irrégulières, pavées de grosses pierres inégales qui semblent là depuis l’aube des temps. Le genre de sentier où même les semelles adhérentes hésitent. Nombreux sont les touristes à débarquer au mieux en sandales, voire pour mesdames en sandales à talons...
Quelques maisons aux murs rugueux, des toits rouges mangés par les bougainvilliers, une chapelle minuscule, et partout cette lumière tremblante, légèrement floutée qui rend tout irréel.
On s’essouffle un peu, on s’accroche à une rambarde, mais le charme est immédiat. Le vide est partout, mais ici, il ne fait pas peur. Il donne de l’ampleur.
Partout, des palmiers en équilibre sur les pentes, leurs palmes bruissant au moindre souffle. Entre les rochers, les hampes desséchées des agaves dressent leurs tiges géantes, vestiges d’une floraison unique, comme des mâts fantomatiques. Les figuiers de Barbarie s'accrochent aux murets, couverts de fruits rougeâtres et de poussière.
Ça craque sous les pas, ça sent la roche chaude, le bois sec, les herbes aromatiques grillées au soleil. Et au loin, entre deux crêtes, la mer apparaît, bleu tranchant, comme une échappée soudaine dans ce décor minéral.
Masca ne demande rien. Il est juste là, campé sur son échine abrupte, à regarder les nuages jouer dans la gorge en contrebas.
Au terme de plusieurs virage en épingle, nous franchissons un dernier col à 1 117 mètres d’altitude avant de redescendre, doucement vers Santiago del Teide.
Enfin, les dernières circonvolutions dans le rétroviseur, nous attrapons la TF-5, voie rapide qui nous ramène à Mesa del Mar bien plus vite que prévu — juste à temps pour un dernier bain dans la piscine de 61 mètres, où les vagues s’écrasent sur le muret dans une explosion de gouttelettes.
Et pour clore cette journée hors norme : un cigare, un digestif. Ou deux. Peut-être quatre. Qui sait ?
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Güímar l’énigmatique, El Médano l’authentique, Costa Adeje la dystopique
On remet en ordre notre coquet petit appartement, puis on s’élance sur les chemins de traverse — autant éviter l’autoroute et son flot monotone à 120 km/h.
Nous coupons l’île en son cœur en traversant le parc naturel de la Corona Forestal : un joyau de 46 600 hectares qui s’étend de 300 mètres au-dessus du niveau de la mer jusqu’à 2 718 mètres d’altitude.
- L'anecdote forestière
Corona Forestal, la couronne verte de Tenerife, est la plus grande aire naturelle protégée de l’île, 46 600 hectares de forêt qui encerclent le Teide comme une garde d’honneur végétale. La Corona Forestal, c’est un peu la coulisse majestueuse de l’île : on y monte sans trop savoir à quoi s’attendre, et on en redescend les yeux pleins de vert et les poumons rincés à l’air pur.Entre 300 et 2 700 mètres d’altitude, on traverse des climats, des lumières et des ambiances comme dans un rêve géologique. Le pin canarien (Pinus canariensis), une espèce endémique et capable de repousser après un incendiey règne en maître — un survivant du feu, au tronc noirci et à l’allure altière, dont les longues aiguilles forment des tapis douillets au sol.Ici, le silence n’est pas une absence de bruit, c’est un état d’esprit. Même la voiture ralentit, contrainte par les virages, et c’est tant mieux : on a enfin le temps d’écouter les arbres respirer.
L’ambiance y est féerique, comme tirée d’un vieux conte nordique.
Une forêt magique où d’immenses pins aux troncs noirs déploient leurs longues touffes d’aiguilles comme des plumes de géants.
La route, sinueuse à souhait, se transforme en un ruban de lacets qui nous ralentit à merveille. L’occasion rêvée pour mes passagers d’ouvrir grand les yeux, tandis que moi, je me concentre sur le bitume, les mains bien aggripées au volant. L’émerveillement, pour plus tard. De tout là-haut, on distingue la capitale et son animation trépidante, qui semble appartenir à une autre planète. L’océan, au loin, reflète sa vive lumière à travers les branches touffues des pins.
Après une bonne dose de virages, nous atteignons Güímar, une petite bourgade tranquille rendue célèbre par ses six pyramides à degrés. Leur origine ? Mystère et boules de lave.
Les hypothèses fusent, certaines franchement loufoques.
Parmi elles, un nom ressort : Thor Heyerdahl.
- L'anecdote pseudo-historique
Dans le petit musée attenant aux pyramides, une figure domine les lieux : Thor Heyerdahl. Cet explorateur norvégien s’était mis en tête de prouver que les Polynésiens descendaient non pas des peuples austronésiens venus d’Asie, comme l’affirment à juste titre les linguistes, les généticiens et les archéologues… mais des civilisations précolombiennes d’Amérique du Sud.Pour soutenir sa thèse, il construisit en 1947 le Kon-Tiki, un radeau en balsa inspiré des embarcations indigènes, et traversa avec succès l’océan Pacifique depuis le Pérou jusqu’à la Polynésie. Une démonstration technique impressionnante, certes, mais scientifiquement très discutable.Ce n’est pas parce que c’est faisable que c’est arrivé.
Archéologie de l’émotion, pas de la preuve.
Des chercheurs plus rationnels estiment que ces amas datent du XIXe siècle, et qu’il ne s’agirait que de rejets de pierres empilés par des agriculteurs. Une thèse bien moins romantique, mais probablement plus solide. Quant à leur étonnante forme pyramidale à degrés, certains avancent une explication toute simple : la praticité.
Plutôt que de disperser les pierres gênantes dans les champs, les agriculteurs auraient préféré les empiler de façon stable et accessible, étage par étage.
Des déblayages agricoles empilés avec un certain sens de la géométrie. Rien de plus.
Reste qu’un parc à thème a vu le jour autour de ces ruines bien ordonnées, avec boutique, audioguides et billets d’entrée à 13 euros.
Il y a même, pour parachever le tableau, une copie d’un Moaï de l’île de Pâques — histoire de flatter les amateurs de mystères exotiques, même là où il n’y en a plus. Une touche pseudo-archéologique pour ceux qui veulent continuer à rêver de civilisations disparues, sans trop se soucier de rigueur historique. Bel exemple de mise en valeur imaginative… et lucrative.
Sur la place de l’église, une atmosphère étrange : un rassemblement de motards vrombissants, un corbillard garé non loin, surmonté d’une couronne de fleurs d’une taille indécente. Un rappel brutal que les routes de Tenerife, aussi belles soient-elles, ne pardonnent pas les excès d’enthousiasme. De nombreux panneaux affichent sans fard le nombre de motards tués ces dernières années.
L’heure tourne, nos estomacs commencent à se rebeller. Envie d’un déjeuner face à l’océan.
On abandonne donc les flancs du volcan et ses virages pour retrouver les reflets azur de l’Atlantique.
À quelques encablures de l’aéroport, la ville balnéaire d’El Médano nous ouvre les bras.
- L'anecdote touristique
Ici, pas d'ensembles hôteliers clinquants ni de plages aseptisées. On marche pieds nus sur le sable blond, on boit un jus frais en regardant les surfeurs prendre leur envol, et on mange un poisson grillé en terrasse pendant que le serveur explique pourquoi le coin est bien mieux que Costa Adeje (et il a raison).
Le vent, c’est aussi une sélection naturelle du tourisme : seuls les voyageurs prêts à troquer le confort standardisé contre un peu de sable dans les cheveux et une vie à ciel ouvert restent. Et on les comprend.
Ajoute à ça la majestueuse Montaña Roja, sentinelle ocre d’un autre temps, et tu obtiens un petit coin de bout du monde, toujours survolé par les avions, mais étrangement paisible.
Stationnement facile, soleil de plomb, et un petit resto de bord de mer où José, un serveur d’un âge respectable, manie l’humour comme un art martial.
Gouaille canarienne et efficacité tranquille.
On se régale d’une dorade fraîchement pêchée, grillée juste comme il faut, et accompagnée des incontournables papas arrugadas, ces petites pommes de terre fripées, cuites à l’eau de mer et servies avec le mojo local. Simple, délicieux, imparable.
Reposés et repus, on reprend la route, cette fois par l’autoroute, direction Costa Adeje.
J’ai repéré un club de plongée dans le coin et j'aimerai y réserver une petite immersion.
Misère de misère, nous voilà coincés dans les embouteillages, au cœur d’une côte bétonnée, noyée sous les panneaux d'affichage et les touristes cramés au soleil.
Une orgie de mauvais goût, un condensé de tout ce qu’on fuit en vacances. Magasins inutiles, plages ridiculement étroites prises d’assaut par des vacanciers entassés comme sardines en boîte. Ça pue, c’est laid, c’est surpeuplé. Une horreur.
Je réserve à la va-vite une sortie plongée dans un club un peu dégoté par hasard. Pas envie de traîner ici plus longtemps. L’idée de devoir y revenir me donne des sueurs froides.
On fait quelques courses pour le soir, car notre nouveau logement est perché à Quinta Taucho, un hameau sans le moindre commerce, à 880 mètres d’altitude. Les derniers kilomètres sont une succession de virages serrés, mais la récompense est à la hauteur.
Ici, c’est le silence qui règne. Même les oiseaux semblent le respecter. Leur chant, discret, s’éloigne dans une brise légère venue des sommets.
Les maisons, blanches ou colorées, s’accrochent à la montagne.
Une minuscule église égrène les heures d’un carillon au timbre grinçant, comme pour rappeler doucement que le temps passe, même ici. On se croirait dans un refuge de haute montagne.
On est bien là. Paisibles. À la fraîche.
À l’horizon, le soleil joue à cache-cache avec un banc de nuages, découpant en ombre chinoise la silhouette de La Gomera. Le calme est total.
Par moments, une voile de parapente traverse la lumière dorée du couchant, glissant en silence au-dessus des crêtes.
Une soirée suspendue, prélude à une nouvelle journée d’exploration.
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Mercredi 12 février
Réveil avant les poules pour une petite expédition dans les hauteurs.Teide : le jour où on a dominé l’Espagne
La réservation est pour 9 h 40. On nous demande d’arriver 20 minutes à l’avance (en fait, 10 suffisent, mais ça, on ne le découvre qu’une fois sur place). Une heure de route nous attend, en lacets et pentes prononcées, mais à cette heure-là, les routes sont presque désertes — un avantage non négligeable quand on connaît la largeur douteuse des voies de montagne ici.
Hier soir, nous ne sommes pas restés éveillés bien tard. Dans cette maison aux allures de refuge alpin, seul le tic-tac lançinant de l’horloge du salon rappelle que le temps continue de filer. Dehors, la petite route à sens unique est plongée dans un silence quasi monastique. Les voisins, s’il y en a, se font discrets. Tout est calme, tout est serein.
Quand les premiers rayons du soleil viennent lécher les flancs bétonnés du Disneyland balnéaire en contrebas, nous sommes déjà à plus de 1000 mètres d’altitude, dans l’ombre apaisante des hautes montagnes.
Le ciel est d’un bleu limpide, et c’est une bénédiction, car hier soir encore, les prévisions annonçaient un temps franchement morose : brouillard, nuages bas, visibilité zéro — la totale.
Le seul jour où nous avons vraiment besoin d’un peu de soleil, la météo décide de jouer au suspense.
Et pourtant, la chance nous sourit. Au détour d’un virage, majestueux et solitaire, le Teide se dévoile sans un seul nuage pour en ternir les contours. Une apparition presque mystique.
Nous entrons dans le parc national du Teide. L’émerveillement est immédiat et ne nous lâchera plus. La route serpente entre des coulées de lave figées, des champs de scories noires, des formations rocheuses improbables. Des pics, des arches, des blocs gigantesques à coté desquels les menhirs d’Obélix font pâle figure, se dressent à chaque tournant.
L’ensemble évoque le Premier Matin du Monde, un chaos minéral tout droit sorti d’un rêve préhistorique. M’est avis que quand tout ce magma s’est mis à bouillir, mieux valait ne pas traîner dans le coin.
Le thermomètre de la voiture n’en revient pas non plus : il chute sans scrupule sous zéro, pour atteindre un petit -1 °C au plus froid. Mais le soleil, obstiné, finit par s’imposer et réchauffe un peu l’atmosphère, au sens propre.
Quelques haltes photo plus tard – on est large niveau timing – nous arrivons au pied du volcan, au niveau de la station de base du téléphérique.
À cette heure matinale, le stationnement est encore relativement vide. Dans deux heures, ce sera une autre histoire. Si on veut profiter de ces lieux mythiques sans la foule, mieux vaut vraiment se lever avec le jour.
- L'anecdote historique et perchée
L’idée de relier les flancs du Teide à son sommet par une remontée mécanique voit le jour dès les années 1930, inspirée par les installations du Zugspitze en Allemagne. Il faudra cependant plusieurs décennies avant que le projet ne prenne forme.
Les études topographiques et les autorisations administratives prennent un temps considérable. Ce n’est qu’en 1963 que les travaux commencent vraiment.
L’accès au site étant particulièrement difficile, les matériaux sont d’abord montés à dos d’âne, ou à la force des bras, jusqu’en 1967, avant qu’une route sommaire ne soit percée. Le chantier est un défi technique et humain. Il faut composer avec l’altitude, le climat, les vents violents, les contraintes géologiques, et les difficultés logistiques d’un parc naturel en haute montagne.
Finalement, après huit ans d’efforts, le téléphérique du Teide est inauguré en 1971. Il relie 2356 mètres à 3555 mètres d’altitude en à peine 8 minutes, devenant la plus haute remontée mécanique d’Espagne.
Aujourd’hui, l’installation est alimentée à 100 % par l’énergie solaire, et affiche fièrement sa carboneutralité.
Pas question pour nous de grimper les 3715 mètres à la force des mollets : le téléphérique est tout indiqué pour épargner nos articulations et nous emmener dans les hauteurs. Et surtout gagner du temps...
En haut, à 3555 mètres, nous laissons Christophe à la station, où deux petits sentiers parfaitement balisés permettent de profiter de superbes panoramas. Nous eussions bien aimé emmener notre ami, mais les places sont rares, et il faut réserver 2 à 3 mois à l’avance pour accéder au sommet. Le gardien du temple ne plaisante pas.
De notre côté, munis de nos bâtons de marche, de quelques couches de vêtements et de toute notre vaillance, nous attaquons les 160 mètres de dénivelé supplémentaires, sur 700 mètres de sentier.
160 mètres de grimpette, ce n’est pas grand-chose… sauf quand on se trouve à plus de 3500 mètres, sur un sentier rocailleux, parsemé de cailloux instables, avec l'entraînement de marathoniens de salon.
Doucement, en reprenant notre souffle, en admirant une vue plongeante sur l’île de La Gomera qui se profile au large, nous gravissons la pente raide. Le sentier, parfois encadré de roches souffrées aux teintes jaune vif, exhale une odeur âcre de soufre, témoignage bien vivant de l’activité résiduelle du volcan. À chaque pas, le panorama se déploie un peu plus. Des fumerolles s’échappent discrètement des fissures du sol, comme si l’île elle-même expirait sous nos pieds.
À contre-jour, dans l'air frais du matin, on distingue parfaitement les volutes qui s’élèvent, presque paresseusement, depuis les entrailles de Tenerife. Ce volcan est loin d’être mort.
Il dort peut-être, mais il rêve encore, et son souffle chaud le trahit. Assoupi tout au plus, mais prêt à donner de la voix quand il jugera que les visiteurs lui ont assez marché dessus. Un volcan a ses limites.
Enfin, le sommet. Dans le cratère, quelques volcanologues s’affairent — la surveillance de cette masse endormie ne connaît aucun répit. Encore quelques rochers, une dernière vapeur, et nous y sommes : les humains les plus hauts d’Espagne.
Un petit groupe nous précède : un doyen jovial prétend avoir 85 ans, flanqué d’une gamine de 72 ans à l’air rieur. À notre tour de poser, fiers, sur la borne de la cime, cet écusson en laiton qui consacre notre ascension.
André exulte : « Je l’ai fait, je l’ai fait ! ».
Là-haut, tout est silence. Tenerife s’offre comme une carte en relief, ses contours modelés par le temps, les cratères, les éruptions. L’air est rare, mais l’émotion est pleine, et le silence, profond, n’est troublé que par le murmure du vent et le souffle ancien du volcan.
Mais voilà, il faut redescendre, et comme souvent en montagne, c’est la partie la plus rude pour les genoux. Heureusement, les bâtons font leur office, amortissant les chocs et guidant nos pas.
Christophe nous attend, radieux, après avoir profité de deux circuits parfaitement aménagés pour faire le tour du volcan et ainsi jouir d’une vue magnifique.
On réembarque tous dans la cabine, où l’ambiance est moite et compressée : 40 personnes tassées comme des sardines.
Un jeune homme, totalement paniqué, manque de tomber dans les pommes à chaque pylône. Il tremble comme une feuille, mais sa copine, tout en douceur, lui murmure : « Respire. Pense à ta piña colada. » Ça marche, semble-t-il.
- L'anecdote muséo-mythologique
À la station inférieure du téléphérique, un petit musée nous attend : le Teide Legend Visitors’ Centre. Ce centre d'interprétation moderne, accessible même lorsque le téléphérique est à l’arrêt, retrace l’histoire du Teide, de ses légendes, et de sa formation volcanique, tout en présentant les défis techniques rencontrés lors de la construction de la remontée mécanique.L’exposition est immersive et bien conçue. On y découvre non seulement les coulisses de la construction du téléphérique, mais aussi des figures issues de la tradition guanche, les premiers habitants de Tenerife. Une reconstitution de momie guanche, impressionnante de réalisme, rappelle que le volcan, longtemps sacré, était un lieu de mystère et de puissance pour ce peuple disparu. Des récits légendaires comme celui de Guayota, le démon emprisonné dans le Teide par Achamán, le dieu suprême, sont mis en scène dans un parcours scénographié pour petits et grands.Le centre abrite aussi un café-restaurant avec une vue panoramique imprenable sur le parc, et une boutique de souvenirs permettant de repartir avec un bout de Teide… ou du moins une version miniature en basalte à prix premium. Disons que les volcans ne sont pas les seuls à faire flamber.
Et on poursuit avec :
- L'anecdote mythologique
Guayota est considéré comme le principal esprit maléfique de cette tradition. Il réside dans le Teide, que les Guanches appelaient "Echeyde", perçu comme une porte vers l'au-delà ou l'enfer. Selon la légende, Guayota, jaloux de Magec, le dieu du soleil, l'enferma dans le Teide, plongeant le monde dans l'obscurité. Les Guanches, effrayés, prièrent Achamán, qui réussit à libérer Magec et à emprisonner Guayota dans le volcan. Guayota est souvent représenté comme un énorme chien noir, accompagné de démons similaires appelés Tibicenas. Pour apaiser Guayota, les Guanches offraient des sacrifices, tels que des poteries remplies de nourriture, déposées dans les cavités volcaniques. Ils allumaient également des feux pour effrayer Guayota ou pour qu'il pense être toujours en enfer s'il parvenait à s'échapper. Cette légende illustre la manière dont les Guanches interprétaient les phénomènes naturels, comme les éruptions volcaniques, en les attribuant à des entités surnaturelles. Elle témoigne également de leur relation profonde avec le Teide, considéré comme un lieu sacré et redouté.
La suite de la journée se déroule dans un ballet de haltes improvisées : rochers, points de vue, coulées de lave pétrifiées. Mais à cette heure, tous les stationnements sont pleins à craquer. Pas grave, on reviendra.
En attendant, on s'offre une petite pause sur le site lunaire des Minas de San José : une plaine de cendres claires, striée de traces de pas et cernée de formations rocheuses aux allures de sculptures. On se croirait sur un plateau de tournage de Star Wars. Le sol crisse sous les chaussures, le silence est total, comme si le monde s'était mis sur pause. L’endroit n’est qu’à quelques minutes de la route principale, mais il dégage une impression de bout du monde assez grisante.
L’après-midi avance, et un avion attend son passager pour Lyon.
Mais avant cela, des ventres vides exigent leur dû, et nous tombons par un hasard poussé par la famine, un resto - El Volcàn - de station service qui fera parfaitement l’affaire.
Fréquenté par les camionneurs et autres professionnels de la route, ici les plats énormes, les prix ridicules, et l'ambiance locale garantie.
Nous sommes les seuls touristes.
Tout le monde se connaît, ça rigole, ça s’alpague, ça s’invective à la bonne franquette. Et pour une raison mystérieuse, nos plats arrivent en double. La serveuse, pas franchement commode, grogne en menaçant de « péter la gueule à celui qui s’est planté ». On se fait discrets.
Repus, nous quittons ce joyeux capharnaüm pour une dernière balade à El Médano, la station balnéaire où nous étions hier. Toujours aussi agréable : familiale, détendue, vivante, loin des clichés touristiques.
Il nous faut à peine 15 minutes pour nous garer en triple file à la dépose-minute de l’aéroport Sud. Christophe repart vers son hiver français, et nous, on reprend la route.
Jolie surprise, heureuse parenthèse pour lui et pour nous.
L’aventure continue.
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